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eux-mêmes, qui ne sont pas des animaux tout à fait marins, semblent défier la destruction la plus violente. Combien donc seront favorisées les petites espèces de poissons errantes dans l’immense étendue des eaux, sans besoin de revenir à la surface, insaisissables, invisibles, excepté un petit nombre de jours chaque année, sur 200 à 300 milles carrés d’étendue tout au plus ! Qu’on rapproche par la pensée toutes les eaux où l’on pêche la sardine, de la pointe de Cornouailles à Cadix, elles ne représentent pas ensemble la superficie de la Manche, et qu’est-ce que la Manche comparée à l’Atlantique ! Faire diminuer la sardine en la pêchant dans ce coin perdu ! autant prétendre détruire les hirondelles en exterminant ce que le printemps en ramène dans une seule ville. Entre des limites aussi étroites de durée et d’étendue, la pêche la plus intensive ne saurait avoir aucune influence sur l’équilibre d’une espèce pélagique. Ne le voit-on pas assez par la morue, qu’on prend non pas dans le premier âge, comme la sardine, mais au moment même où les femelles vont pondre leurs milliers d’œufs, à tel point qu’on charge des flottes avec les rogues extraites de leur corps ? Et cependant on prend toujours autant de morues et autant de harengs. C’est que quelques millions des unes, quelques milliards des autres, capturés par l’homme, ne sont qu’un appoint insignifiant, ne comptent pas dans le nombre incalculable qu’il y en a.

Une sorte d’équilibre assigne à chaque espèce vivante, sur la planète, un nombre moyen d’individus dont elle ne peut plus s’écarter sensiblement, précisément parce qu’il résulte de milliers de siècles de concurrence vitale et de lutte contre des agens de destruction bien autrement puissans que tous les engins de tous les navires de pêche de la terre. Ce n’est pas en quelques années que l’homme a le pouvoir de troubler cet équilibre. D’ailleurs, on l’a bien vu : pendant que les habiles et les demi-savans dissertaient à perte de vue sur les causes de la disparition de la sardine, la bonne Nature, l’alma parens, nous la renvoyait, la saison dernière, par multitudes. Il y en avait et il y en avait encore. Certes, ce n’est pas là le fait d’une espèce qu’on détruit : il se produirait bien chez elle, de temps à autre, quelque reprise dans le nombre des individus, mais toujours assez faible ; la marche générale décroissante n’en serait pas suspendue. La sardine ne nous offre rien de tel, mais au contraire des oscillations considérables, sans règle déterminée. La meilleure comparaison pour expliquer ces différences est celle des fruits d’un verger. L’abondance ou la disette résultent d’une foule de conditions diverses, d’états par lesquels a passé l’arbre peut-être dès l’été précédent, ou tandis qu’il paraissait sommeiller l’hiver, mais à coup sûr depuis que la sève travaille à nouveau sous son écorce. La fructification heureuse est le couronnement d’une série