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sont plongées tour à tour dans l’huile bouillante. Quand le poisson est frit, on le laisse égoutter, puis on le verse en tas sur de longues tables, déjà couvertes de boîtes, où sont assises de chaque côté deux files d’ouvrières. De grands quinquets fumeux, empestant l’huile comme tout l’atelier, éclairent le travail. On chante, on parle, on crie. Les contremaîtresses laissent cette liberté pour qu’on se tienne éveillé. Les boites s’emplissent de sardines frites en rangs pressés. On les portera ensuite sous des robinets d’huile, et finalement aux soudeurs, pour être fermées. Il ne reste plus qu’à les faire bouillir et à les mettre par cents dans des caisses qui seront expédiées jusqu’en Guinée, ou à Sydney, aux antipodes. C’est à Londres que se traitent toutes ces affaires d’exportation. Cependant, les têtes enlevées par le couteau de bois avec les intestins ont été soigneusement mises de côté. Demain, un fermier avisé viendra prendre cette vidange, le meilleur des engrais, et avec lui transformera en terre féconde la lande la plus âpre. Il est tel domaine récemment défriché auquel son maître a donné le nom significatif de Ker-am-pelou : en français ce serait quelque chose comme « la Sardinaie. »

La grosse sardine, qu’on pêche seule à la pointe d’Angleterre et à la pointe d’Espagne, ferait de mauvaises conserves à l’huile : on la presse. A la Corogne, de très grands établissemens n’ont que cette industrie. Dans la baie de la Corogne, nous ignorons sous quelle impulsion, des bancs considérables de sardines reviennent tous les ans se faire prendre, peut-être en raison de quelque déclivité spéciale ou de quelque couloir sous-marin existant devant ce port. La pêche est d’ailleurs admirablement organisée. Les eaux, toujours abritées où elle se fait, permettent des procédés qui ne seraient pas de mise sur nos côtes. Chaque banc de poissons, à peine entré dans la baie est enveloppé au moyen d’un immense filet en demi-cercle appelé cedazo, long de 1 kilomètre 1/2 et haut de 30 mètres. Des cabestans tirent cette seine immense vers la rive pour qu’elle touche le fond. Quand le poisson ne peut plus trouver de passage sous l’engin, on le ferme, et, dans cette réserve flottante, des barques vont chaque jour prendre la quantité de sardines nécessaire pour le travail de l’usine. Pendant le temps qu’on met à épuiser cette mine, la fabrique est pleine d’un monde bruyant d’hommes et de femmes, « porteurs, saleurs, curieux et quémandeurs. » On marche dans une boue glissante de sel, d’huile et de tripes de poissons, où le visiteur n’avance qu’avec d’infinies précautions. Tous ces gens y courent pieds nus, portant des mannes graisseuses qu’ils tiennent sur la tête, au bout de leurs bras constellés d’écaillés. La sardine est d’abord mise en saumure pendant une quinzaine de jours, puis disposée en bel ordre rayonnant dans des barils dont les douves, mal jointes à dessein, laissent écouler l’huile