Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/634

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ignorante, la gaité triviale, qui dominent ; bien peu pourraient dire ce qu’a fait le poète, pourquoi ils l’admirent, pourquoi ils sont là ; les raisons qu’ils donnent confondent la raison.

Pourtant, ce spectacle est grand, comme celui de Berlin, autrement que celui de Berlin. Là-bas aussi, sous l’éclat des dignités et les dehors imposans, nous avons surpris les petitesses au fond des cœurs ; et il a fallu regarder les emblèmes puérils à travers de longues traditions pour retrouver ce qu’ils ont d’auguste. Ici encore, si l’on veut être également juste, il faut oublier ces bannières, ces exhibitions foraines, ces propos idiots ; il faut recourir à la vision spirituelle et s’élever au total magnifique de ces misérables unités ; alors on pourra abstraire l’idée inconsciente qui travaille ce monstrueux animal ; ce n’est qu’un instinct confus, dans chacun des membres isolés qui le composent ; multiplié par la masse et séparé de l’alliage qui le déshonore, cet instinct devient une idée. Quand trois cent mille hommes sont réunis, il se forme un cerveau collectif, et dans ce cerveau une pensée claire ; chacun d’eux la voit mal, tous ensemble la voient bien.

L’idée incarnée dans l’empereur d’Allemagne apparaissait nettement, un long passé historique l’éclairait. L’idée symbolisée par la foule dans le poète révolutionnaire, — arbitrairement ou non, peu importe, l’homme n’est ici qu’un prétexte à l’explosion d’un sentiment, — est plus difficile à dégager, étant plus neuve ; elle est à peine formulée dans l’histoire d’hier. — Ce peuple célèbre à la fois la souveraineté du génie humain et sa propre souveraineté. Il contente ses besoins contradictoires : le premier, qui est de reconnaître un maître, une puissance, de l’admirer et de la servir ; le second, qui est de la choisir lui-même, librement, et de ne l’accepter que dans la mesure où elle ne le contraint pas. Une puissance intellectuelle satisfait à merveille aux deux conditions. Mille motifs accessoires viennent se greffer sur le principal, suivant les bizarreries de chaque esprit, mais le principal les absorbe tous : c’est la fête de l’intelligence et de la liberté. Le rite est inconvenant, théâtral, on le reconnaît : il a déjà servi pour la déesse Raison. L’objet du culte est généreux et élevé. Chimère idéale peut-être, mais qui vaut bien l’adoration de la Force victorieuse.

Et c’est une force aussi, l’enthousiasme désintéressé qui précipite derrière ce mort la population d’une ville. Vis gallica, au moins égale au furor teutonicus. Pour être irrésistible, il ne lui faudrait qu’un régulateur. Il manque dans la procession païenne. L’œil cherche vainement une croix, un signe religieux, un indice quelconque d’une foi, pour rattacher ces nobles aspirations aux vérités