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cathédrale, quand il le voyait dans son rêve, avec la lucidité du dernier regard. C’en est une pour nous. Qui oserait dire que ce monde antérieur est moins réellement présent que l’autre à la cérémonie ? L’autre, foule anonyme qui va passer sans laisser de traces dans le souvenir, en quoi est-il plus vrai, plus réel ? Accordons qu’il est plus sensible, qu’il nous montre des chairs d’un instant, des oripeaux et des bâtons dorés sur ces coussins de velours : tout ce qu’on peut voir chaque soir, pour deux thalers, avec autant de sérieux et de pompe, sur les planches du théâtre d’à côté. Mais ici comme partout, ce qui est vrai, réel et grand, c’est l’Idée, et non sa représentation momentanée ; ce sont les formes permanentes où viennent se mouler successivement des êtres accidentels ; c’est le rôle, et non l’acteur. Dans cette église, l’assistance vraiment vivante est celle qui occupe fortement notre pensée, non celle qui se peint sur la rétine distraite de notre œil.

De même pour le convoi qui s’allonge sous les Tilleuls, grosse par ces députations de l’Histoire, maintenant que la dernière prière est dite et que l’empereur s’achemine vers le lieu de sa sépulture. La décoration est maigre, mal réussie, la foule désordonnée ; le ciel a seul drapé avec magnificence : il a jeté un blanc linceul de neige sur la ville enveloppée de crêpes. Quelques-uns regrettent la somptueuse mise en scène qu’un génie plus artiste suggère en pareil cas à d’autres races. Ce serait moins beau. Ce qui est beau, c’est la raison d’être des choses, aperçue à travers elles ; c’est la concordance de ce qu’on voit avec ce qu’on sait ce ou qu’on devine. Le deuil de ce peuple est rude, pauvre et simple comme lui ; on retrouve sa gaucherie et sa roideur dans la toilette mortuaire de sa triste capitale, sa brutalité dans l’expression de sa douleur. Comme il convient, une seule partie est irréprochable, la partie militaire. Aux funérailles du chef germain, il ne faut que son cheval de bataille et ses soldats. Que les régimens défilent bien, et c’est assez. Le spectacle fait réfléchir par ce qu’il montre et par ce qui lui manque. Dans le cortège, ceux que le regard suit avec le plus d’attention, ce sont trois absens : l’héritier d’abord, le souverain, absent de cet intervalle qui lui était destiné, derrière le corps ; absens aussi, les deux grands compagnons qui devraient être aux côtés du maître, le maréchal et le chancelier, disparus dans leurs retraites depuis l’instant de la mort. Tout le monde les cherche, comme on cherche, en examinant la machine qui donne le branle à un grand bâtiment, les deux leviers moteurs ; l’œil qui ne les rencontre pas ne s’explique plus le jeu des ressorts et la marche du navire.

L’empereur est sorti par la porte de Brandebourg. Les rois et les