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elle est sortie du Campo-Santo de Pise, où Orcagna l’a représentée, penchée sur les cercueils des trois rois à des degrés divers de décomposition. Faisons comme ces pieux artistes, quand ils donnaient un corps symbolique à leurs méditations sur le néant ; ils n’y mettaient pas d’ironie, ainsi qu’on l’a cru à tort, ni de satire ; dans ces jeux terribles, ils ne cherchaient qu’une grave leçon, et, comme ils le disaient, a un mirouër salutaire pour toutes gens. »


II

Sur ce miroir, si diverses et si pressées qu’on a peine à les suivre, les scènes changent au caprice de la Mort. Jusqu’à la dernière minute, elle nous a dérobé son véritable dessein. On l’avait reconnue en Italie, cachée sur une de ces plages clémentes où viennent se réfugier ceux qui lui demandent grâce. Elle y torturait l’héritier des couronnes d’Allemagne, sans dire le secret du mal qu’elle avait choisi. Au chevet du malade, des médecins disputaient sur leur art, et leurs querelles mêlaient à ce drame ce qu’il y a de plus amer dans le comique de Molière. Aux portes de la maison, des nuées d’informateurs épiaient l’agonie ; étant un des maîtres du monde, ce malheureux appartenait à la curiosité des foules, plus tyrannique, plus cruelle, plus blasée que ne fut jamais celle d’un Caligula ou d’un Néron ; elle ne souffre pas qu’on lui fasse tort d’un râle, d’un mot murmuré, d’une pudeur intime ; pour la servir, une machine de précision fonctionne jour et nuit, recueille les moindres bruits et les répercute instantanément dans le dernier village. Ses émissaires font chaque matin la voirie du globe, triant dans les scandales et les cadavres de la veille ce qui peut alimenter le monstre affamé ; comme une bande de corbeaux, ils s’attachent de préférence aux pas de la Mort. Cette fois, elle a trompé leur flair, pris son vol, franchi l’Europe : elle s’est abattue dans le palais impérial, à Berlin.

Là, on l’attendait depuis si longtemps qu’on ne croyait plus à sa venue. Seul, l’empereur nonagénaire l’a aussitôt entendue ; il a compris que Dieu l’appelait au rapport ; il a demandé une nuit encore pour s’occuper de ses troupes et leur donner le mot du lendemain. L’histoire retiendra les souvenirs de cette nuit, tels que des témoins les ont consignés dans les feuilles étrangères ; on ne les a pas rapportés chez nous avec les détails qu’ils méritent, avec leur grandeur simple, leur sévérité puritaine et militaire ; mieux que tous les commentaires biographiques, ils peignent cet homme, sa vie, son règne. Dans la journée du 8 mars, il devint évident que