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que, dans une certaine mesure tout au moins, il disait vrai. En tout cas, il était parfaitement au courant des projets de Brigham Young, dont le roi et moi connaissions seuls la lettre.

Le lendemain, le chef de la police, sur mes ordres, fit arrêter et interrogea les deux individus que Gibson m’avait indiqués. Les papiers trouvés sur eux démontrèrent jusqu’à l’évidence leur affiliation mormone ; leurs réponses embarrassées, leurs hésitations achevèrent de dissiper les doutes. Conduits à bord d’un navire en partance pour San-Francisco, ils durent quitter les îles avec interdiction de retour. Tranquille de ce côté, M. Gibson se retira alors, avec sa fille, sur une terre qu’il afferma, partageant son temps entre son exploitation agricole et l’étude de la langue kanaque, publiant, dans les journaux de Honolulu, des articles remarqués sur les ressources et les productions du pays. Naturalisé Havaïen, élu représentant de son district, il siégea à la chambre, où, dès le début, il révéla de rares aptitudes comme orateur et comme administrateur.

Tel était l’homme que David Kalakaua appela au pouvoir, séduit par ses dons brillans, son imagination, son intrépidité de bonne opinion et sa hardiesse. Gibson excellait à se jouer des difficultés, à s’en tirer heureusement, à persuader, à entraîner. De sa vie aux Indes et en Amérique, de son incroyable et aventureuse existence, peut-être de son origine première, il tenait l’ambition haute, la passion de faire grand.

Une certaine conformité de goûts et d’idées le rapprocha d’un riche capitaliste de San-Francisco, Claus Spreekels, Allemand d’origine, naturalisé citoyen américain, qui lui offrit, ainsi qu’au roi, toutes facilités de se procurer l’argent dont ils pourraient avoir besoin pour développer les ressources du pays, mettant également à la disposition des planteurs, dont il se constituait le cosignataire et l’agent à San-Francisco, des crédits considérables pour l’extension de leurs opérations. Spreekels réussit ainsi, en peu d’années, à concentrer dans ses mains tout le commerce des sucres havaïens, à réaliser d’énormes profits sur le marché de San-Francisco, où on le désignait sous le nom de Roi du sucre, et à devenir créancier de l’état et des planteurs pour des sommes importantes.

Un premier emprunt de 10 millions, contracté par son intermédiaire à Londres, fut promptement absorbé par les embellissemens de Honolulu, la construction d’un palais pour le roi, d’un autre pour les ministères. Honolulu devint rapidement une luxueuse station hivernale, une sorte de Nice océanienne pour les résidens de San-Francisco. Les emprunts et les dépenses se multiplièrent sans égard aux ressources du trésor, hors d’état de faire face à ces prodigalités, jusqu’au jour où Spreekels, arrêtant tout crédit, exigea un règlement de comptes.