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il n’était séparé que par 700 lieues de mer, le commerce havaïen avait, par suite de la création soudaine d’un aussi vaste marché, pris un essor considérable. La production locale était loin de suffire aux demandes ; les terres décuplaient de prix ; la main-d’œuvre, largement rétribuée, se faisait rare ; les capitaux de San-Francisco refluaient dans l’archipel ; les plantations de cannes à sucre, de coton, de café, se multipliaient. Un traité de réciprocité, conclu entre le gouvernement havaïen et le cabinet de Washington, portait au plus haut point la prospérité des îles, en leur assurant à un prix rémunérateur le monopole de la vente de leurs produits dans les états du Pacifique. Pour fournir aux planteurs les ouvriers nécessaires, une convention négociée avec la Chine autorisait l’émigration des Chinois aux îles. Des lignes de bateaux à vapeur reliaient Honolulu à San-Francisco, au Japon, à la Chine, à l’Australie, faisant de ce port l’étape obligée entre l’Asie et l’Amérique, aussi bien qu’entre l’Amérique et l’Océanie du sud. Les recettes publiques, considérablement accrues, permettaient d’entreprendre de grands travaux d’utilité publique. Honolulu se métamorphosait ; son climat merveilleux, la beauté du pays, la facilité des communications, y attiraient les capitalistes de San-Francisco, les malades fuyant un climat trop âpre et venant demander la santé à son uniforme température, à son air pur et chaud.

De cette prospérité rapide naissait un danger sérieux. Les convoitises des Américains s’accentuaient. Contenues par la main de fer de Kaméhaméha V, elles n’osaient se produire au grand jour ni engager la lutte ; elles attendaient l’heure propice, le roi n’était pas marié. Avec lui s’éteignait la dynastie. Vivement pressé par ses conseillers d’assurer par son mariage la succession au trône, Kaméhaméha V ajournait constamment. Epris de sa belle-sœur, la reine Emma, il espérait toujours triompher de ses refus, fondés sur le souvenir fidèle qu’elle gardait de son premier mari et sur ses scrupules religieux contre une alliance interdite par l’église anglicane. Reconnaissante d’un dévoûment chevaleresque qui ne s’était jamais démenti et il avait trahi son secret que depuis son veuvage, la reine voyait en lui un frère, un ami, un protecteur ; mais absorbée dans ses tristesses et ses regrets de la perte successive de son fils et de Bon mari, dans ses œuvres de charité et ses pratiques religieuses, elle vivait à l’écart, prolongeant son deuil, mais ne pouvant lui donner que l’affection d’une sœur.

Le temps eût fait son œuvre, et Kaméhaméha V, obéissant d’impérieuses nécessités politiques, eût probablement renoncé à ses projets et contracté une autre alliance, si la mort ne fût venue l’enlever le 14 novembre 1872, jour anniversaire de sa naissance. Il avait