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un jeune homme impatient de règne, au prince Guillaume ? Depuis quelques mois, on en est là ; le monde a sans cesse sous les yeux cet étonnant contraste de la plus prodigieuse puissance et de toutes les fragilités humaines, de l’orgueil d’un empire et des incertitudes d’une succession toujours près de s’ouvrir. C’est dans ces conditions si étrangement émouvantes qu’a éclaté le grand événement, cette mort de l’empereur Guillaume, qui tranche momentanément, il est vrai, la question du règne pour l’Allemagne, qui a mis fin au drame de San-Remo. Le vieux prince, qui vient d’entrer dans l’histoire, s’est éteint doucement, en quelques heures, « par épuisement, » nous dit-on, — vaincu peut-être par les peines autant que par l’âge ; il a quitté la scène comblé de jours et de puissance, laissant à son fils sa double couronne, à l’Allemagne le souvenir de ses actions et la périlleuse solidarité d’une politique de conquête, à l’Europe un avenir chargé d’obscurités assez menaçantes.

Peu de destinées, assurément, auront été aussi étranges que celle de ce fils des Hohenzollern, qui ne s’est révélé qu’à soixante ans dans son rôle politique et dans ses ambitions, qui a connu dans sa longue carrière, tour à tour obscure ou éclatante, toutes les diversités, tous les contrastes de la vie humaine. De ses yeux d’enfant, il avait vu Iéna, — Et il a pu voir Sedan. Il avait été longtemps l’homme de l’absolutisme traditionnel, de toutes les légitimités, de la sainte-alliance, et il est devenu le plus révolutionnaire des souverains. Avant de conquérir la popularité qui l’accompagne au tombeau et qui lui survit, il avait été un moment le plus impopulaire des princes. — Il datait de l’autre siècle, de 1797 ; il était le second fils de celui qui fut l’honnête et médiocre roi Frédéric-Guillaume III et de cette belle reine Louise, la vraie vaincue d’Iéna, qui ne pouvait réussir à désarmer Napoléon à Tilsit, et qui allait mourir bientôt dans le désespoir à trente-quatre ans. Élevé militairement, comme tous les Hohenzollern, le prince Guillaume, malgré sa jeunesse, avait pu déjà marcher aux campagnes de 1813, de 1814, sous Blücher, faire son entrée à Paris dans le cortège de son père et des souverains alliés. Il faisait ses premières armes contre la France ! La paix lui laissait le temps de se former à son métier de soldat, qu’il aimait et qu’il pratiquait avec zèle. C’était un prince modeste et sensé. Pendant ces longues années de paix qui succédaient à d’effroyables guerres, il suivait avec intérêt les affaires militaires. Il voyageait quelquefois : il allait, en 1828, passer quelques mois à Saint-Pétersbourg, auprès de l’empereur Nicolas, qui avait épousé sa sœur, une fille du roi Frédéric-Guillaume III, et avec qui il s’était lié d’une amitié particulière. Il se rendait à des camps d’instruction en Autriche. Il fixait aussi sa vie par un mariage avec une princesse de la maison de Saxe-Weimar, la princesse Augusta, qui portait à son foyer le goût des lettres et des choses de l’esprit, auxquelles