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n’a jamais pu s’y installer franchement : elle est contraire aux exigences essentielles de cet art. Quand les hommes se réunissent en grand nombre, c’est pour se croire meilleurs qu’ils ne sont, pour communier dans la vertu. L’orateur dans un parlement se fait applaudir en parlant de tolérance à des fanatiques, de liberté à des autoritaires. A la représentation d’une pièce de M. Augier, vous verrez des gens tarés applaudir aux larmes le poète de l’honnêteté. Si l’on donnait la comédie aux forçats, il faudrait pour leur plaire choisir les plus nobles rôles du répertoire : qu’on essayât de leur présenter un tableau de leur condition et une apologie de leurs vices, ils demanderaient à retourner aux cabanons. Mais par cela même que notre théâtre a résisté aux doctrines désolantes qui triomphaient dans la littérature romanesque, les esprits en quête de nouveauté l’accusent d’être resté stationnaire ; ils lui reprochent de n’avoir rien emprunté aux méthodes du naturalisme, où il y avait des principes justes et féconds. Ils lui imputent à crime l’excès même de l’art, l’excès d’ingéniosité et d’adresse. La morale et la philosophie du théâtre leur paraissent alambiquées, factices comme le jour de la rampe, restreintes à des problèmes de casuistique. Ils se plaignent de voir l’action et les personnages toujours conduits par la main habile de l’auteur, jamais par les caprices obscurs de la Destinée. Rien ne trouve grâce devant ces jeunes réformateurs, pas même le jeu des meilleurs comédiens. Leur dédain ne fait pas de différence entre ce qu’ils appellent le ron-ron de la Comédie-Française et le ron-ron de l’Ambigu. L’un d’eux prétendait qu’il y aurait un gros livre à écrire sur le peuple qui entretient une institution d’état sous ce titre : Conservatoire national de déclamation. Et ils puisent des argumens dans Diderot, eux aussi; ce curieux homme a remué la graine de toutes les idées qui fleurissent pour nous. Ne disait-il pas: « S’il arrive un jour qu’un homme de génie ose donner à ses personnages le ion simple de l’héroïsme antique, l’art du comédien en sera autrement difficile, car la déclamation cessera d’être une espèce de chant. » — Bref, lecteurs naturalistes de M. Zola ou lecteurs mystiques du roman russe, tout ce clan de lettrés va de moins en moins au théâtre, parce que le théâtre ne leur donne pas l’impression de la vie telle qu’ils la ressentent, l’image de l’univers telle qu’ils la conçoivent.

On leur objecte avec raison que des griefs trop généralisés perdent leur force; justifiés quand ils s’appliquent à un genre agonisant, celui qui s’appela jadis la tragédie, plus récemment le drame et le mélodrame, ces griefs n’ont que peu de prise sur d’autres formes plus vaillamment défendues, la comédie de mœurs et d’intrigue,