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la moelle et la frondaison du géant. En sera-t-il de même pour cette jeune pousse? Oui, si elle vit. Mais combien vivra-t-elle, jusqu’à quelle taille? Nous l’ignorons. Nous savons seulement que rien ne reste immobile, dans l’état de création première. La loi de mouvement, d’accroissement et de décadence, cette loi gouverne tous les êtres, ceux du monde intellectuel comme ceux du monde physique. Donc, nous ne pouvons pas comparer les valeurs, changeantes avec la durée. Mais nous pouvons comparer l’esprit, les tendances. Nous pouvons dire, à l’inspection des premières feuilles : ce petit plant est de la famille du chêne, non de celle du saule ou du tremble.

Tolstoï est de celle d’Eschyle. Il a en moins la beauté du style : c’est le même corps, sans ailes. Ne vous arrêtez pas à ce défaut, regardez de près la pensée et les procédés. Chez ce Grec et chez ce Russe, même simplicité, même profondeur dans la vision des hommes et des faits. Comme le disait hier un critique, en parlant d’un autre grand tragique, ils voient les aspects généraux et éternels des choses. Des deux parts, même habileté instinctive du génie, qui se borne à nous montrer nos caractères et nos passions dans leur germe, par indications sommaires : nous partons de là pour les amplifier à notre fantaisie. Le talent développe ces caractères et ces passions en nuances infinies ; comme leurs développemens diffèrent avec chaque individu, avec chaque circonstance, le talent rencontre dans une assemblée d’hommes beaucoup de contradictions, de négations. Le génie nous met tous d’accord, puisqu’il ne nous fait voir que l’œuf commun où nous nous reconnaissons. Ces paysans de Tolstoï sont de simples ébauches au fusain, mais d’un trait si juste, si vivant, que nous ajoutons spontanément les couleurs, les accidens particuliers qui sont les nôtres, et nous nous écrions aussitôt : « C’est l’homme, c’est moi! » Enfin, chez l’un et l’autre poète, même préoccupation du mystère ambiant : les humains ne sont que des ombres vaines, projetées sur le rideau du monde, et que font mouvoir des forces cachées, fatales ou religieuses. L’action dramatique ne sert qu’à illustrer, pour ainsi dire, les sombres vérités qui dominent toute l’histoire de notre race, que nous retrouvons à tous les tournans de la vie ou du raisonnement, quand nous essayons de les fuir ou de les nier : la femme, source originelle de tout mal, l’éternelle faiblesse de l’homme devant elle, la multiplication hideuse d’un premier crime[1], le dogme universel du rachat

  1. Orestie, Agamemnon : « Oui, une antique faute fait naître d’ordinaire une faute nouvelle, chez les mortels méchans. La nouvelle est mère à son tour. Ténèbres, invincible génie des crimes...» c’est la tma, l’idée-mère et le titre du drame de Tolstoï.