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nous resterions chez nous. On y est mieux pour voir couler le flot monotone des jours gris, passer les gens et les choses d’habitude. Si, par un caprice contraire, nous cherchons au théâtre une idylle, c’est encore une exception que nous exigeons, un rêve d’amour et de bonheur au-dessus de la vie moyenne. Nous menons notre cœur et notre esprit dans une salle de spectacle comme nous menons notre corps dans une salle de gymnastique, pour leur donner ce surcroît d’exercice dont nous sentons le besoin. Ceux qui prennent un fait anormal pour sujet de leurs peintures, comme c’est le cas de Tolstoï, ne contreviennent pas aux lois essentielles de l’art, dont ce même Tolstoï se soucie d’ailleurs si peu ; ils suivent la plus naturelle et la plus ancienne de ces lois, ce que Diderot appelait fort bien « un protocole de trois mille ans. » Il suffit de l’énoncer pour montrer l’erreur où l’on tombe en mesurant sur le théâtre l’étiage des mœurs d’un pays. Ainsi font les étrangers, quand ils jugent la société française d’après notre comédie contemporaine, qui évolue tout entière autour de l’adultère.

Je viens à l’argument par excellence, à celui que j’ai lu partout, sans en croire mes yeux : la Puissance des Ténèbres, nous dit-on, ce n’est pas autre chose que la Terre russe. Est-il possible que la conformité des sujets égare à ce point de bons juges sur la différence radicale des procédés et des intentions? Je comprendrais plutôt qu’on mît en avant George Sand ; ses paysans mystiques et socialistes ont une certaine parenté avec le vieil Akim ; il n’a pas son semblable dans toute l’histoire naturelle des Rougon-Macquart. Où voit-on dans notre drame les procédés de M. Zola? Les scènes d’ivresse pouvaient prêter à la confusion ; prenez la plus caractéristique, le monologue du valet de ferme, au cinquième acte : son état ne se traduit point à notre vue par des hoquets, et ce n’est pas, si j’ose le dire, dans l’estomac de cet homme que Tolstoï a regardé; c’est dans le cerveau, pour y observer la façon dont les idées se dévident. Un médecin nous disait son admiration pour la rigueur de cette étude sur la logique spéciale des alcoolisés. Laissons d’ailleurs les procédés, c’est chose secondaire. Mais l’intention, qui crée seule le vrai caractère d’une œuvre, l’éclairage dont nous parlions plus haut! M. Zola décrit les maladies de l’esprit et du corps pour le plaisir de les décrire; son esthétique est formelle à cet égard : il serait le premier à nous accuser de dénaturer sa pensée, si nous y cherchions une tendance moralisatrice. Tolstoï décrit les mêmes maux avec la passion d’y remédier. S’il y réussit, c’est une autre affaire; mais toute l’action de son drame converge vers ce but. Ajoutez, — Et la différence est capitale, — qu’il parvient à exprimer avec chasteté le cynisme inconscient de ses personnages ; les promiscuités qu’il dépeint, de