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les habitans du quartier croyaient à un enterrement nocturne. J’y croyais aussi. D’accord avec tous les maîtres de la scène française, bien que pour des raisons un peu différentes des leurs, je prévoyais un morne insuccès. Nous avons assisté à une apothéose. Une fois de plus j’ai dû reconnaître ce que je me suis avoué bien souvent, avec un peu de mortification et beaucoup de joie, depuis que je plaide ici la cause d’une littérature nouvelle : chaque fois que j’ai mis en doute l’intelligence de notre jeunesse française, sa rapidité à comprendre les œuvres les plus opposées à notre goût, je me suis lourdement trompé.

Après la représentation, j’attendis impatiemment la critique, pour m’éclairer. Il y eut du flottement dans la critique. On ne pouvait pas nier le triomphe éclatant de la pièce; mais pour les uns c’était du Shakspeare, pour les autres un vulgaire mélodrame. Les intentions de l’auteur, l’école où il le fallait ranger, l’exactitude de ses peintures, leur transposition en français, les œuvres similaires dans notre littérature, la persistance du succès devant un autre public, autant de sujets où la discussion se donnait carrière. Ces divergences des connaisseurs encouragent un spectateur à proposer ses réflexions. Il attend quelque secours de l’étude du texte original et d’un commerce suivi avec le peuple russe ; son inexpérience du théâtre lui permettra d’avancer des hérésies interdites à ceux qui professent cet art. Au risque de méconnaître les règles suivant lesquelles on doit s’amuser, s’émouvoir, penser, rire ou pleurer, il demande la permission de toucher, dans la liberté de cette causerie, à certaines questions incidentes : elles peuvent se rattacher au drame de Tolstoï, elles occupent en ce moment le monde littéraire.


I.

Je dois d’abord exposer les raisons qui m’avaient prévenu contre la représentation de la pièce. Tout me faisait craindre qu’ils ne courussent à un malentendu colossal, ces lettrés, ces gens de théâtre, préoccupés d’esthétique pure, qui allaient chercher là des impressions artistiques, une nouvelle formule littérature, dans le sens factice que nous donnons de plus en plus à ces mots.

On sait l’histoire de la Puissance des Ténèbres. Tolstoï a rejeté tout souci d’écrivain; il ne perd aucune occasion d’afficher son mépris pour la littérature, son repentir pour les années gaspillées à ce vain labeur. L’âme du réformateur appartient tout entière à un