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Chênedollé était un des plus assidus de la petite société ; nul n’y portait autant d’enthousiasme et d’ingénuité d’âme ; nul n’y révélait davantage ce caractère de noblesse morale que produit une sorte d’intelligence élevée. Nous renvoyons an surplus, pour le mieux connaître, à l’étude que Sainte-Beuve lui a consacrée[1]. Sa mélancolie native, augmentée par des peines de cœur, l’avait fait surnommer, dans le salon de la rue Neuve-du-Luxembourg, le Corbeau, tandis que la délicate souveraine du logis était appelée l’Hirondelle.

Une image douloureuse touchant à peine à la terre, celle de Lucile, avait passé dans le cœur de Chênedollé et l’avait à jamais troublé. Il n’avait pu oublier ces lignes d’elle : « Vous ne pouvez douter que je me ferais un honneur de porter votre nom, mais je suis tout à la fois désintéressée sur mon bonheur et votre amie ; en voilà assez pour vous faire concevoir ma conduite envers vous. Je vous le répète, l’engagement que j’ai pris envers vous de ne point me marier a pour moi du charme, parce que je le regarde comme un lien, comme une espèce de manière de vous appartenir. »

Chateaubriand n’en aimait que mieux cet ami plus poète dans ses sentimens que dans ses vers. Quand il alla occuper son poste de secrétaire à Rome, espérant un instant l’aider à entrer dans la carrière diplomatique, il lui écrivait de Lyon : « Je dis bonsoir à la société, et à toi, cher Chênedollé, que j’aime par-dessus tout, que j’attends en peu de temps, et à qui je n’ai autre chose à recommander. »

C’est à lui qu’il fit confidence de ses sentimens pour Mme de Custine.

Il avait repris avec elle ses habitudes d’intimité. Dès que le crieur public avait jeté dans la rue la nouvelle de l’exécution du duc d’Enghien, il s’était empressé de lire à Mme de Custine, avant de l’envoyer, sa démission de ministre plénipotentiaire dans le Valais. Sa conduite avait été chaudement approuvée. Ayant reconquis sa liberté, ses relations avec ses amis de l’ancienne petite société, et particulièrement avec Chênedollé, devinrent plus fréquentes ; elles devinrent aussi plus vives, ces sympathies qui déjà l’avaient accueilli dans les débris du monde aristocratique.

Nulle femme, sans excepter Mme de Vintimille, l’amie de Joubert, n’avait été plus fière que Mme de Custine de cet acte courageux. Sa mère, son frère, étaient restés, comme elle, fidèles au culte des souvenirs royalistes. Chateaubriand avait rendu visite à Mme de Sabran, devenue marquise de Boufflers ; mais le vieux monde du

  1. Voyez Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II.