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l’exemple du Danemark qu’ils nous proposent aujourd’hui. En effet, la loi danoise du 7 mai 1 880 établit une séparation de plein droit entre les époux quant aux salaires. On remarque, d’ailleurs, que la loi française de 1881 sur les caisses d’épargne postales applique déjà le même principe, lorsqu’elle admet les femmes mariées à se faire ouvrir des livrets et à retirer les sommes inscrites à ces livrets sans l’assistance de leurs maris. Donc, même en France, l’impulsion est donnée! Il ne s’agit plus que de savoir s’il faut y céder ou y résister.

Il est plus sage, à notre avis, d’y résister. La femme de l’ouvrier français est quelquefois réduite à une situation pitoyable, tout le monde en convient, et nous concevons qu’on cherche à prendre en main ses intérêts. Mais il paraît douteux qu’on doive, pour atteindre ce but, ouvrir une brèche dans le système des régimes matrimoniaux établi par le code civil. Et d’abord quelle brèche? Car on est toujours arrêté, dans ces divers projets de réforme, par le même obstacle : où commence, où finit la classe ouvrière? Peut-on, demande M. Paul Leroy-Beaulieu, après avoir institué pour les femmes des ouvriers proprement dits une séparation de biens anticipée, laisser de côté « la couturière à domicile, la modiste entrepreneuse, l’institutrice, la maîtresse de langue ou de musique, la sage-femme, la femme médecin, la femme artiste? » Mais, si l’on étend à ce point l’exception, subsiste-i-il encore une règle? L’embarras est grand, si l’on entend maintenir les anciens principes du code civil et si l’on blâme le législateur anglais d’avoir oublié que la toute-puissance est du côté de la barbe, en proclamant l’émancipation générale des femmes mariées. Admettons, toutefois, qu’on ait trouvé la formule introuvable. La ligne de démarcation est tracée.

De deux choses l’une : les époux renoncent à la vie commune ou continuent à vivre ensemble. Dans le premier cas, la séparation de biens judiciaire, dont on pourrait d’ailleurs accélérer et simplifier la marche, répond à toutes les exigences. Il ne faut pas oublier que, depuis plus d’un demi-siècle, la femme salariée, demanderesse en séparation, arrive très facilement à plaider sans frais en obtenant l’assistance judiciaire. Dans le second cas, à quoi pourrait servir la séparation de biens, même anticipée, conformément aux prévisions de la loi danoise? Si le mari n’est pas un tyran brutal, la femme de bonne volonté emploiera, sous l’empire de n’importe quelle législation, le produit de son travail aux besoins du ménage; mais, si le mari veut abuser de sa force, il en abusera, quoi qu’aient prévu les lois, ce qui veut dire que tous les salaires appartiendront au plus