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de l’art du XVIIIe siècle, l’Essai sur l’homme fut, pour le déisme de cette époque, le poème par excellence, une sorte de livre sacré, une manière d’évangile rythmé où les hommes d’alors aimaient à trouver justifiées, en beaux vers, les espérances qu’ils avaient mises en cette semi-religion, destinée à un règne si horriblement tourmenté et à un abandon final si complet et si froid. Il n’y a pas de livre qui ait été plus lu, plus souvent cité, ni qui ait exercé une plus longue et plus aimable influence. Il serait amusant de rechercher, dans les écrits de nos philosophes du dernier siècle, les traces de cette influence ; nous n’avons pas aujourd’hui le loisir d’entreprendre une telle enquête : bornons-nous à un seul exemple, et choisissons-le parmi ceux que tout lecteur lettré retrouvera aussitôt dans sa mémoire. L’Essai sur l’homme était au nombre des œuvres que Voltaire admirait le plus, qu’il lisait le plus fréquemment, et dont il a le plus profité, en dépit du soufflet que l’optimisme de ce poème donnait à Candide. Il n’est personne qui n’ait lu Micromégas, et qui ne sache que le cadre de ce joli conte est une combinaison ingénieuse de l’île de Laputa et du pays de Brobdingnac de Gulliver; ce que l’on sait moins, c’est que nombre de pensées en sont de Pope. Cette idée de l’Essai que l’homme est nécessairement à la juste place qu’il doit occuper dans l’ordre du monde, parce que, ses facultés, son degré de raison et ses besoins étant donnés, il doit y avoir convenance et rapport direct entre la planète et son habitant, n’est-elle pas allégorisée avec infiniment d’esprit par l’embarras amusant du Sirien et du Saturnien lorsqu’ils touchent notre terre? Ils ont peine à s’y mouvoir, et, malgré la portée exagérée de leur vue, ils ne peuvent en discerner les habitans, parce que cette terre n’est pas la leur et qu’elle a été faite pour des habitans de cinq pieds cinq pouces et non pour des créatures hautes de mille toises. L’emprunt est ici indirect, enveloppé ; en voici un autre moins déguisé. Le passage le plus éloquent de Micromégas est celui où il est raconté comment le Sirien, ayant posé le vaisseau des philosophes sur la paume de sa main, finit par entendre le langage des mites qu’il y remarquait, lia conversation avec elles, et tomba en étonnement religieux devant ce contraste si frappant, l’exiguïté de ces animalcules et la haute raison dont témoignait l’infaillibilité scientifique avec laquelle fut calculée instantanément sa taille gigantesque. Or, Pope avait dit exactement la même chose en quatre vers de l’Essai sur l’homme: «Lorsque les êtres supérieurs virent dans ces derniers temps un mortel dérouler toute la loi de la nature, ils admirèrent une telle sagesse sous une forme terrestre, et se montrèrent un Newton comme nous montrons un singe. » L’épisode de Micromégas, on le voit, n’est pas