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cyniques, obscènes, malpropres même. On sent à cette lecture que Pope n’avait rien à envier à son ami Swift, ou qu’il avait su tirer admirablement parti de son amitié pour s’assimiler son art des noirs sarcasmes et des caprices salissans. N’est-ce pas un épisode de Swift que ce concours de plongeons dans l’ordure imposé à ses dunces bien-aimés par la déesse Dullness? Et le concours de vocifération n’est-il pas un épisode digne de Rabelais? Le paysage inventé par Pope, ce que l’on peut appeler le panorama du poème, est en rapport parfait avec les scènes qui s’y déroulent. Ni lumière, ni air respirable; des grottes méphitiques, lieux de plaisance de la déesse Stupidité, fille aînée de la nuit et du chaos, des cloaques asphyxians chers à la déesse Cloacina, des marais fétides, des bras de rivières où viennent aboutir les cadavres des chiens noyés. De puantes vapeurs émules des fogs les plus épais de Londres, chargées de tous les typhus de la fausse science, de toutes les pestes des fausses doctrines, de toutes les contagions du mauvais goût, enveloppent cet aimable paysage, et au milieu de ces vapeurs, piquées çà et là de points vaguement lumineux comme un semblant d’idée, on aperçoit d’étranges choses : des vers de dunces grouillent comme des têtards et rampent comme des limaces, des mots vont cherchant un sens qu’ils rencontrent quelquefois, des métaphores mal formées se livrent à des émeutes enragées, et les genres les plus ennemis se confondent dans de sales unions dignes du Brocken. Et c’est, en effet, le paysage du Brocken que nous venons de décrire, avec ses vapeurs, ses lumières errantes, ses glapissemens, inventé soixante-dix ans avant Goethe, le Brocken de la sottise, crime cent fois pire aux yeux de Pope que la sorcellerie. Dans la description minutieusement exacte que nous venons de donner de ce poème, dites-moi cependant si vous reconnaissez à un trait quelconque la figure de l’esprit classique?

Cette œuvre, malgré ses défauts, et par ses défauts même, fait ressortir avec force le mérite par excellence du génie de Pope. Satire dirigée contre des contemporains que l’ombre recouvre à jamais, elle serait absolument illisible aujourd’hui, si une idée d’un intérêt général et éternel n’en était pas le principe et le but. Pope voyait dans le mauvais goût, la lourdeur d’esprit, la sottise et toutes les infirmités de l’esprit littéraire, lorsqu’elles devenaient arrogantes, la cause première de la perversion des idées morales, et par suite de la décadence des nations. Le retour lent, mais sûr, à l’ignorance et à la barbarie, voilà ce qui est caché au fond du mauvais langage qui présente incorrectement les idées, ou de la pesanteur qui en écrase la beauté, ou des faux raisonnemens qui en blessent la vérité. C’est là ce qui le remplit d’une fureur si