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moyens de la force, et que le monde des Gérontes et des Sbrigani remplacera celui des don Quichotte ou des Hudibras. Il s’agira, cette fois, d’enlever par manèges secrets la précieuse boucle transformée en talisman, car là où le lion ne peut réussir, le renard doit entrer en scène. Que de conciliabules nocturnes pour arrêter les voies et moyens de l’entreprise! que de mines et contre-mines pour surprendre le ravisseur, et que de précautions subtiles inventées par ce dernier pour ne pas se laisser surprendre ! que de messages trompeurs fabriqués par d’artificieuses Nérines pour préparer l’occasion favorable, et que de fausses clés essayées par des Frontins gagés pour forcer la précieuse cassette où le trésor est enfermé! Oui, certes, le sujet entendu et traité de l’une ou l’autre de ces deux façons aurait fourni très aisément la matière d’un poème héroï-comique où toutes les lois inhérentes au genre auraient été respectées; mais alors que serait devenu le but proposé à l’auteur, et accepté par lui, la réconciliation des deux familles? Ce but aurait été complètement mis en oubli, ou si, par hasard, le poète avait fait appel à la paix, c’eût été après avoir ri tout son saoul des ennemis en lutte, ce qui n’eût pas été précisément le moyen de les décider à s’embrasser.

Tel est le délicat petit problème qui se posait à Pope, et il l’a résolu avec une adorable hardiesse. Cette boucle de cheveux enlevée, qui semblait n’être et n’était en effet qu’un point de départ, il en a fait le dénoûment. Mais alors, demanderez-vous, de quoi le poème se compose-t-il? De rien, si ce n’est des préparatifs du larcin. Tout le poème est combiné de manière à prêcher la paix sans en prononcer le nom, en montrant comment le larcin a été possible, quels sentimens secrets ont poussé les deux personnages de l’aventure, et en attribuant à chacun la part de responsabilité qui lui revient. En un mot, Pope s’est tiré d’affaire en faisant, en même temps qu’un délicieux poème, une œuvre d’une psychologie élégante et fine au possible, digne en tout point de ces sylphes à qui il en rapporte l’honneur, une œuvre dans laquelle on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, de la subtile intuition des petits mobiles de l’âme révélée par le poète, ou du tact merveilleusement discret avec lequel il a su faire entendre à l’héroïne la part qu’elle a prise elle-même à l’offense dont elle se plaint. Si jamais homme a su bien parler aux femmes dans ce langage couvert, enveloppé, à distantes allusions, qu’elles préfèrent, comme étant celui qui rend seul inoffensive l’approche de la vérité et laisse ses visites sans blessures, c’est Pope dans ce poème.

Supposons-le un instant chuchoter à l’oreille de son héroïne et dévoiler ainsi tout bas les intentions voilées de son poème, et puis dites s’il est un poète qui ait saisi de plus près ces mouvemens