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ses œuvres sont ceux d’amis et presque de confrères, nullement ceux de protecteurs, de patrons et de maîtres. À aucun il n’a donné le droit d’ordonner, d’aucun il n’a sollicité la faveur de la dépendance, d’aucun il n’a consenti à servir les intérêts. Ce qu’il veut d’eux, c’est leur compagnie, ou leurs louanges, ou des conseils d’architecture et des modèles de décors naturels pour sa maison et ses jardins de Twickenham, non leurs passions ou leurs opinions. Ces rapports libres que l’artiste et l’écrivain de notre XIXe siècle entretiennent avec le monde du pouvoir et de la richesse. Pope les a devancés d’un siècle, et cela dans un temps et dans un pays où le patronage était encore la condition presque indispensable du succès. Le vœu que sa jeunesse avait formé a été réalisé par lui avec autant d’adresse que de discrétion, sans lever aucun drapeau de révolté, sans s’insurger contre aucun despotisme de doctrine, et cette conduite était tellement dans sa nature que ses contemporains la remarquèrent à peine et n’y virent qu’une légitime obéissance aux penchans de son esprit. Simple spectateur des choses de son siècle, il n’a connu d’autres passions que littéraires, n’a livré de batailles que contre les dunces et a mérité le bel éloge qu’il se décerne justement dans son épître à Bolingbroke : « Ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui est convenable, que cela soit tout mon souci, car cela est tout… Mais ne demande pas à quels docteurs je m’adresse. Ne jurant par aucun maître, je ne suis d’aucune secte… » Si ce rôle de spectateur était celui d’un indifférent à la vérité, l’Essai sur l’homme et les Epitres sont là pour répondre.

Il a été récompensé de ce noble souci de rester libre ; il lui doit en grande partie son inaltérable pureté et sa correction. Comme il n’appartient à aucune secte, il n’a besoin en effet de parler le jargon d’aucune, et il est exempt de ce pédantisme d’école et de ces modes de langage qui, de tous les vices d’esprit, sont peut-être ceux qui établissent les plus longues distances entre les écrivains et les lecteurs des générations suivantes. Comme il s’est abstenu de toute controverse, sa charmante voix qui, dans son enfance, l’avait fait surnommer le petit rossignol, est restée juste et sonore, et n’a contracté aucun accent rauque, comme il arriva à Dryden, qui, pour répondre aux sectaires de son temps, se vit amené à imiter leurs croassemens politiques et théologiques. Par la même raison qu’il chante avec justesse, il pense avec clarté. Ses idées qui ne prennent aucun mot de passe enflammé se déroulent harmoniquement, en bel ordre, enveloppées d’une lumière douce à l’œil de l’esprit, sans éclat fulgurant qui le tyrannise, ni ombre noire qui l’attriste, une lumière qui est bien le vêtement naturel de l’optimisme dont l’Essai sur l’homme est l’exposé si noble et parfois si