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donc pour lui seul que Dryden conserve encore tout son feu et toute son énergie. Jamais poète n’a été, au même point que Dryden, l’homme d’un temps; ce n’est pas assez de dire qu’il est l’esclave et le prisonnier du sien, qu’il écrit sous sa dictée immédiate comme un secrétaire ou un greffier; pour être tout à fait exact, il faut des images beaucoup plus fortes. Dryden est absolument enchâssé dans son époque, à la manière de ces cariatides à la posture robuste et pénible qui restent immobilisées dans l’édifice dont elles supportent les balcons et les galeries. De là une grandeur incontestable, puisque les poèmes de Dryden sont si indissolublement associés à cette courte et orageuse période, qu’ils sont assurés de vivre aussi longtemps que l’histoire d’Angleterre; de là aussi certaines conditions d’infériorité, et des défauts sérieux et souvent choquans.

Nous venons de nommer, dans les lignes précédentes, le premier et le principal de ces défauts, celui d’où découlent tous les autres. Comme Dryden, emprisonné qu’il est dans son temps, ne s’élève jamais au-dessus, il manque nécessairement d’idéal ; et comme il ne peut jamais s’en échapper ni rétrospectivement du côté du passé, pour lequel son éducation primitivement puritaine ne lui a donné aucune tendresse, ni par anticipation du côté de l’avenir, que ses doctrines étroites ne lui permettent pas de pressentir, il manque nécessairement d’horizon. Par conséquent, absence de tout caractère d’universalité par lequel il puisse se rendre accessible aux hommes de tous les âges. Avec lui nulle rêverie n’est possible, nul voyage d’imagination : ses œuvres composent la lecture la moins suggestive qui se puisse concevoir, et l’on en sort sans accroissement aucun de vie morale. Un autre défaut de Dryden, c’est de traiter les choses les plus générales, non dans leur caractère d’universalité, ni même selon l’esprit restreint de son siècle, mais au point de vue de telle ou telle année particulière, et de les traiter ainsi avec toute la chaleur de cette conviction momentanée qui fait le parfait journaliste, mais que tout homme éclairé a bien soin de secouer de son esprit avec la circonstance éphémère qui l’a produite. Qu’est-ce, en effet, que la Religio laici, sinon la religion traitée au point de vue des années qui précédèrent la rupture de Jacques II d’avec l’église anglicane? Et qu’est-ce que la Biche et la Panthère, sinon la religion traitée au point de vue de 1687, après cette rupture? Toutefois, comme il n’est pas rare que nous soyons mieux servi par nos vices que par nos vertus, rien n’a plus contribué à la gloire de Dryden que ce défaut, par l’énorme prise qu’il lui donnait sur les hommes de son temps. Aussi ses vrais lecteurs furent-ils ses contemporains; mais, pour ceux d’aujourd’hui, qui ont plus souci de poésie que d’histoire, n’étaient ses deux admirables odes :