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exacte et forte est une tyrannie dont il leur tarde de s’affranchir; il est impossible de les apprivoiser, de les domestiquer à jamais. Plus d’une fois Garibaldi s’est laissé encadrer et domestiquer; il recouvrait bientôt son indépendance. Le roi Victor-Emmanuel lui offrait un grade dans l’armée régulière : il déclina toujours ces obligeantes propositions. Comme le loup de la fable, il méprisait les chiens qui portent un collier, fût-il d’or ou d’argent, les chiens qui ont le cou pelé et ne courent pas où ils veulent. Il était de la famille des irréguliers, et il se sentait réduit à rien quand on lui imposait un autre maître que l’inspiration divine qui le poussait.

Il s’était prêté, il ne s’était pas donné ; il se réservait la liberté des coups de tête. Il avait décidé qu’après avoir pris Naples aux Bourbons, sa destinée était de prendre Rome au pape et d’en faire la capitale de l’Italie. Il refusait de compter avec la diplomatie, avec les puissances étrangères, avec les graves intérêts que le gouvernement italien devait ménager sous peine de s’exposer à de redoutables complications. — « Laissez faire ceux que cela regarde, lui disait-on, lasciate fare a chi tocca. » Il tenait cette sentence pour un propos de lâche, et il pensait que certaines règles de conduite ne sont bonnes « que pour ceux qui, le museau enfoncé dans le râtelier du trésor public, sont disposés à ne rien faire ou à ne faire que du mal... Dis-moi ce que produit une plante, et je te dirai ce qu’elle vaut. Dis-moi le bien qu’un homme a procuré à ses semblables, et je te dirai ce qu’il faut penser de lui. Naître, vivre, manger, boire, puis mourir, est le partage du plus vil des insectes. »

Les irréguliers sont des enfans terribles; ils veulent mener le monde à leur fantaisie, et ils s’imaginent qu’ils peuvent tout. Ils oublient que, dans le train des affaires humaines, c’est bien peu de chose qu’un homme tout seul, que les peuples ont besoin d’être gouvernés, que le succès définitif appartient fatalement aux grandes forces régulières. En 1860, Garibaldi avait ouvertement bravé la maison de Savoie, ses injonctions et ses défenses. On lui avait interdit de partir pour la Sicile, puis de passer le Phare de Messine, puis de franchir le Volturne. Il s’était embarqué pour la Sicile, il avait passé le Faro et le Volturne, et il avait fait ce qu’il voulait faire. Il est mort sans avoir compris que le comte de Cavour avait vu dès le premier jour le parti qu’il pouvait tirer de cet aventurier et de son aventure, qu’il affectait de réprouver publiquement. Malheureux, on l’eût désavoué; vainqueur, on lui prit sa proie des mains. On l’avait laissé déterrer la truffe; on savait bien que ce ne serait pas lui qui la mangerait. Mais en 1862, quand il s’arrogea de nouveau la puissance souveraine et l’autorité d’un dictateur pour se lancer à la conquête de Rome, le gouvernement italien le mit sérieusement à l’interdit, et sa fortune vint échouer à Aspromonte. Il voulut