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comme deux personnes qui ne se voient pas pour la première fois et qui cherchent dans les traits l’un de l’autre quelque chose qui les aide à se souvenir. Enfin, m’arrachent à ma stupeur, je la saluai et je lui dis : « Tu dois être à moi. » Je ne parlais guère le portugais et ce fut en italien que j’articulai ces audacieuses paroles. Quoi qu’il en soit, je fus magnétique dans mon insolence. Je venais de prononcer une sentence irrévocable, de former un nœud que la mort seule pouvait rompre. Si nous fûmes coupables, le crime est à moi tout entier. Eh ! oui, nous fûmes criminels. Deux cœurs s’étreignaient dans un amour immense, et du même coup se brisait à jamais l’existence d’un innocent ! »

Les destinées s’étaient accomplies, et la volonté du destin est sacrée. — « Parmi les nombreuses vicissitudes de ma vie tourmentée, nous dit-il, j’ai eu de beaux momens, et je compte dans le nombre les heures où, suivi de quelques vaillans, dernier débris d’une troupe décimée par les combats, je chevauchais ayant à mes côtés la dame de mon cœur, digne de l’admiration de tous. Que m’importait de n’avoir pas d’autres vêtemens que ceux qui couvraient mon corps ? j’avais un sabre et une carabine couchée en travers sur le devant de ma selle. Mon Anita était mon trésor ; son cœur battait comme le mien pour la cause sainte des peuples et pour la vie d’aventures. Elle se représentait les batailles comme des divertissemens et les lassitudes comme des plaisirs. »

Le repentir, le remords, ne viendront qu’avec le malheur. En 1849, quand il s’échappe de Rome occupée par les Français, l’héroïque Brésilienne, quoique dans une grossesse avancée, s’obstine à le suivre. Elle prendra des habits d’homme, coupera ses cheveux et accompagnera dans tous ses tours et ses détours ce lion changé en renard, qui dérobe sa fuite aux chasseurs, entre dans cent terriers et met cent fois la meute en défaut. Rien ne rebutera son courage, jusqu’à ce qu’enfin elle tombe d’épuisement : « Nous arrivâmes à la Mandriola ; Anita était couchée sur un matelas dans la charrette qui l’avait amenée. Je dis au docteur Zannini, qui survint en ce moment : « Tâchez de sauver cette femme. » Le docteur me répliqua : « Occupons-nous de la transporter sur un lit. » Nous étions quatre, chacun de nous prit un des coins du matelas, et nous la transportâmes dans une chambre. En déposant ma dame sur le lit, il me sembla découvrir sur son visage l’expression de la mort. Je lui pris le pouls, il ne battait plus. La mère de mes fils n’était plus qu’un cadavre. « Il dit ailleurs : « L’innocent dont nous avions détruit le bonheur était vengé, bien vengé, et je reconnus le grand mal que j’avais fait. Oui, je m’étais grandement trompé, et j’étais le seul coupable. »

Les nouvelles qu’il reçut d’Europe dans les premiers jours de 1848 l’avaient décidé à quitter précipitamment les rives du Rio-de-la-Plata pour