Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait perdu depuis longtemps la notion du pasteur universel, que la société catholique retrouva plus tard, après la réforme, surtout après le concile de Trente, avec une grande netteté. Que les Borgia fussent en dehors du christianisme, que le tabernacle de leur église fût vide, que l’évêque romain fût marqué du signe de l’apostasie, comme l’avait cru Savonarole, la conscience religieuse de la renaissance acceptait cet accident sans trouble profond. Luther et ses disciples, les humanistes allemands, les écrivains calvinistes français, ont été les premiers à accuser la papauté de trahison envers Dieu et la chrétienté ; les catholiques, les indépendans, tels qu’Érasme et Rabelais, et l’ensemble des écrivains italiens, Machiavel comme Cellini, n’ont point cru que l’indignité des pasteurs ait été si funeste au troupeau, et que la perversité des maîtres de l’église ait fait perdre Dieu aux âmes individuelles. Les hommes de ce temps souffraient d’ailleurs assez peu du spectacle d’une immoralité dont la tyrannie italienne avait produit les plus beaux exemplaires, et qui, d’Italie, a gagné par contagion la France du XVIe siècle. Le sentiment de la loi, le respect du droit d’autrui, la discipline personnelle, n’avaient point été conciliables avec la cupidité, l’égoïsme et l’orgueil sans bornes qui furent parmi les forces vitales de cette civilisation. Les Borgia n’ont témoigné, par la licence de leur vie, comme par la cruauté de leur gouvernement, d’aucun esprit d’invention. C’est dans le domaine de la politique que le jugement de l’histoire doit les rechercher et les atteindre. Ce n’est point par leur fourberie constante, leur impudeur et leur dureté de cœur qu’ils ont nui le plus à la péninsule, mais par la façon particulière dont ils ont compris le rôle du saint-siège en une certaine heure très critique de l’histoire italienne. Ils ont voulu que leur maison fût la maîtresse de l’Italie, non par son ascendant sur les principats rivaux, mais par la destruction des tyrannies, grandes ou petites. Ils avaient hérité, sans doute, de traditions mauvaises ; le mouvement d’extension territoriale et de népotisme insolent, commencé par Sixte IV, ralenti sous Innocent VIII, avait abouti aux Borgia. Ils n’auraient pu l’arrêter net sans compromettre la situation de la royauté ecclésiastique en Italie, et se condamner eux-mêmes au rôle effacé d’un principat inerte dans le tourbillon du combat pour la vie que se livraient les tyrans du haut en bas de la péninsule. Mais ils pouvaient modérer et régler ce mouvement en limitant leurs propres ambitions. Leur crime est d’être allés si loin qu’ils ont dû, pour assurer leurs convoitises, appeler l’étranger.

Cet attentat contre les libertés nationales de l’Italie n’était point nouveau. Les papes du moyen âge avaient appelé les empereurs, puis Charles d’Anjou, puis Charles de Valois; Ludovic le More avait attiré Charles VIII sur la péninsule. Mais il s’agissait alors, soit de