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et de le jeter par la fenêtre, s’il ne lui livrait les clés de l’argent du pape. Le cardinal, effrayé, donna les clés. Ils entrèrent tous dans le cabinet voisin de la chambre du pape, et prirent toute l’argenterie qu’ils trouvèrent, et deux coffres renfermant environ 100,000 ducats. Puis, vers le soir, on ouvrit les portes et on publia la mort du pape. Les valets s’emparèrent de ce qui restait dans la garde-robe et la chambre à coucher, et ne laissèrent rien de bon, à part les fauteuils, quelques coussins et des tapisseries clouées aux murs. Le duc ne vint jamais voir le pape pendant sa maladie ni après sa mort, et le pape, dans ses derniers jours, ne se souvint pas une seule fois ni de son fils ni de Mme Lucrèce. »

Les cardinaux ne vinrent point prier au chevet du pontife. Le scandale de l’ensevelissement de Sixte IV se renouvela. Burchard habilla Alexandre le mieux qu’il put ; il ne trouva pas d’anneau pastoral à lui mettre au doigt. La première nuit, le pape demeura allongé sur une table, entre deux cierges, tout seul, et nemo cum co. Quand il fut porté le lendemain à Saint-Pierre, accompagné seulement de quatre prélats, les suisses du palais livrèrent bataille au clergé de la basilique, qui se sauva dans la sacristie. Je ne puis traduire, d’après Burchard et les ambassadeurs, le spectacle affreux que donna tout à coup le cadavre, qui devint « couleur de drap très noir. « Il fallut se hâter. Six portefaix et deux charpentiers, « tout en plaisantant et en riant autour du pape, » le déposèrent dans un coffre « trop étroit et trop court. » On ôta la mitre pontificale, on jeta sur Alexandre un vieux tapis et, à coups de poing, donnés çà et là, les misérables ajustèrent le cadavre. « Il n’y avait, dit le chapelain, ni cierges, ni lumières, ni prêtres, ni personne pour veiller sur le pape mort. » Le marquis de Mantoue écrivit sérieusement à Isabelle d’Este, sa femme, qu’on avait vu sept diables entourer l’agonie d’Alexandre VI. On disait à Rome qu’un chien noir courait, sans s’arrêter, dans l’intérieur de Saint-Pierre. La conscience populaire créait une légende satanique sur la tombe d’Alexandre Borgia.

Le pape et son fils avaient-ils donc été empoisonnés? Les témoins immédiats de cette catastrophe n’ont point cru à l’empoisonnement. L’ambassadeur vénitien par le de fièvre, et, d’après maître Scipion, l’un des médecins du pape, d’apoplexie. Burchard s’en tient à la terzana, la fièvre tierce. L’ambassadeur de Ferrare croit à un mouvement désordonné de la bile, colera citrina, et à l’effet du mauvais air de Rome autour du Vatican. Les cardinaux ne semblent pas avoir pensé davantage au poison. L’altération rapide du cadavre du pape, la maladie simultanée de César et des autres convives du cardinal Adrien, donnèrent la première idée d’un crime.