Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle eut ces jours derniers pour la mort de l’illustrissime don Alphonse d’Aragon, duc de Bisceglie et prince de Salerne, son mari. » L’orateur de Venise laisse entendre que les larmes de l’infortunée irritèrent César, et qu’Alexandre l’éloigna, afin de complaire à son fils. « Mme Lucrèce, qui est sage et libérale, était auparavant dans les bonnes grâces du pape ; mais celui-ci ne l’aime plus aujourd’hui. » Capello écrit encore que le pape redoute plus que jamais César, tout en l’aimant avec passion. Certes, Alexandre chérissait toujours sa fille, à qui, tout à l’heure, il cherchera, pour troisième mari, un prince héréditaire. Mais la politique entraînait les Borgia d’une façon de plus en plus impérieuse. La seconde campagne de Romagne allait s’ouvrir. Le principat des Aragons, auquel on venait d’envoyer un adieu sanglant, était au moment de subir le sort des Sforza et des Médicis. L’heure n’était point propice aux doléances et aux récriminations de famille. D’ailleurs, le deuil de Lucrèce fut assez court. Une longue douleur n’était point faite pour la jeune veuve. Elle tenait de son père une conscience très mobile, et, selon un contemporain, un caractère « toujours gai et serein. »


III.

A la fin de septembre 1500, César se remit en marche vers le nord avec 900 hommes d’armes, 200 chevau-légers et 6,000 fantassins. L’artillerie était commandée par Vitellozzo Vitelli, un condottiere de conscience équivoque, qu’attendait une fin terrible. L’armée ducale se dirigea d’abord, par le pays de Pérouse, vers Pesaro, où Giovanni Sforza, beau-frère du duc, essayait de se défendre. Mais la ville se souleva contre lui le 11 octobre, et envoya au Valentinois une députation pour lui porter la capitulation. Le 21, la citadelle se rendit. César entra à Pesaro le 27, au soir. Un proscrit, l’humaniste Pandolfo Collenuccio, qui se hâta de revoir sa maison après le départ du tyran, eut une audience du vainqueur ; César fit à ce lettré présent d’un sac d’orge, d’une charge de vin, d’un mouton, de seize poules et chapons, de deux paquets de chandelles et de deux boîtes de dragées. Pandolfo écrivit au duc de Ferrare l’éloge de son bienfaiteur et le récit de ses faits et gestes dans Pesaro : « Il est plein de cœur, de hardiesse et de générosité, et l’on pense qu’il tiendra compte des gens de bien. Il est âpre à la vengeance ; c’est un grand esprit, avide de puissance et de gloire, mais il semble plus désireux d’acquérir des états que de leur donner un bon gouvernement. » Pandolfo n’avait évidemment rien obtenu en dehors de ces précieux présens, ni une fonction publique, ni une pension.