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hautes comme le ciel. » Mais il y aura toujours une différence profonde entre la poésie et la métaphysique : la poésie est libre dans son fond et liée dans sa forme; la métaphysique est libre dans sa forme, liée dans son fond : la science lui impose, non pour l’arrangement des mots, mais pour la coordination des idées, l’inflexible rythme de ses lois et la matière déterminée de l’expérience. De plus, la poésie tend à individualiser et à incorporer dans une forme sensible toutes ses créations, même les types généraux; la métaphysique roule sur l’universel et, dans le particulier même, c’est l’universel qu’elle cherche à saisir et à dégager de ses formes. Enfin la poésie tend à l’idéal, la métaphysique au réel. Lange et M. Renan ont eu le double tort de représenter l’idéal comme un rêve et d’y voir l’objet de la métaphysique. Au lieu d’être une « fiction, » l’idéal doit être un prolongement et un achèvement du réel : il doit être un aspect supérieur de la réalité même, une idée à laquelle elle s’élève naturellement et qui tend à se réaliser par cela même qu’elle se conçoit. Ce que la pensée enfante selon des lois régulières et naturelles, c’est la nature même qui l’enfante, et la pensée ne peut être plus stérile que la nature. Mais, à vrai dire, l’idéal est l’objet propre de la morale, non de la métaphysique, où il n’entre que par son rapport même avec la réalité. La métaphysique est essentiellement la représentation du réel par ce qui en est l’équivalent le plus complet dans notre expérience. Qu’elle réussisse ou non, l’objet qu’elle voudrait rendre transparent à la pensée est si peu imaginaire, « fictif, » « abstrait, » qu’il est l’être même des choses, leur action propre, leur vie, le cœur palpitant de la nature entière.


En résumé, quelles que soient les prétentions du positivisme ou, comme on dit de nos jours, de « l’agnosticisme, » les sciences de la nature et de l’homme ne supprimeront jamais la métaphysique, parce qu’elles auront toujours besoin de deux choses : 1° d’être maintenues dans leur vraies limites par la critique, 2° d’être interprétées dans leurs élémens et complétées dans leur ensemble par la spéculation. Sans la critique, la science est exposée à des affirmations et surtout à des négations non justifiées; elle est entraînée à méconnaître ses propres bornes, à dépasser ses colonnes d’Hercule. Sans la spéculation, la science demeure fragmentaire et abstraite. La métaphysique est un effort pour ramener à l’unité réelle du tout le point de vue partiel des sciences purement physiques ou objectives et le point de vue également partiel des sciences mentales ou subjectives. Aussi avons-nous réagi, dans l’étude qu’on vient de lire, contre cette défiance exagérée à l’égard du « subjectif »