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d’une formule sublime du haut de laquelle, comme un jet d’eau retombe en nappes de plus en plus larges, nous verrions découler le torrent infini des phénomènes. Notre pensée s’estimerait-elle entièrement satisfaite ? Trouverait-elle remplie, comblée, son idée de la réalité ? Ne se demanderait-elle point, avec Kant, si ces phénomènes, leurs lois et la loi de leurs lois, sont le tout, s’il n’y a rien ni au dedans ni au-delà, si nous n’avons plus, comme Héraclite, qu’à regarder couler sans fin le torrent d’apparences qui nous emporte nous-mêmes en vertu de l’inflexible Ἀνάγϰη ? La science de la nature, même entière, nous ferait encore l’effet d’un rêve bien lié, car sa formule suprême laisserait l’être en dehors de ses prises. Même « unifiée, » la science positive conserverait encore ce caractère partiel que nous lui avons reconnu, puisqu’elle ne répondrait point à toutes les questions que l’esprit humain, tel qu’il est constitué, ne peut s’empêcher de se poser à lui-même. La somme des lois générales découvertes par la science n’est pas le tout de la réalité ; le comment n’est qu’une des réactions de notre cerveau par rapport au monde, qu’un des problèmes qu’il élève devant le monde en vertu de sa nature propre.

Faut-il se tirer d’affaire en supprimant les autres problèmes, comme nous y invitent les positivistes ? — Mais vous ne pouvez pas les supprimer : vous ne pouvez pas empêcher votre cerveau de réagir tout entier par rapport à l’univers et de se demander : — Qu’est-ce que cette grande image qui vient se peindre en moi et où je me retrouve moi-même, luttant, souffrant, parfois jouissant, un instant victorieux, toujours sûr d’être à la fin vaincu ? Pourquoi existe-il ceci plutôt que cela, de la douleur plutôt que du plaisir, du plaisir plutôt que de la douleur, quelque chose plutôt que rien ? — L’intelligence a ses besoins naturels : légitimes ou illégitimes, il faut les examiner ; elle a ses nécessités constitutives, il faut en rechercher la valeur ; elle a ses illusions natives, il faut en montrer l’inanité. Dans l’ordre physique, les problèmes ne sortent que des faits particuliers et sont plus ou moins accidentels : il n’est pas nécessaire au fonctionnement cérébral de se demander si les planètes sont habitées ; aussi, ce qui se passe dans Uranus ou dans Neptune, que d’hommes ne s’en préoccupent point ! Mais tout cerveau humain se demande nécessairement si cette nature visible se suffit ou ne se suffit pas à elle-même, s’il y a un principe dernier d’où tout dérive, si ce principe doit être conçu sur le type de la matière ou sur celui de la conscience, ou s’il est absolument indéterminable ; si le monde a ou n’a pas de bornes dans l’espace, s’il a eu ou n’a pas eu de commencement, si les idées mêmes de commencement et de fin ne perdent pas leur sens dans leur application au tout ; s’il n’y a que nécessité dans le monde ou s’il y a