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Le dernier discours de M. de Bismarck n’est, après tout, que l’apothéose retentissante de sa propre politique et de la force de l’Allemagne. Jamais le sentiment de la puissance ne s’est déployé avec un orgueil aussi superbe, et on pourrait dire aussi naïf. Le chancelier ne voit que lui et son œuvre ; il ramène tout à lui, à sa politique, à ses combinaisons. Tout le reste, il le juge et le traite avec un froid et altier dédain. Au fond, sans doute, il désire la paix, il le dit et on peut l’en croire, puisque évidemment il n’est point intéressé à désirer une guerre qui pourrait remettre en doute tout ce qu’il a fait. Il a parlé en homme qui s’efforce d’apaiser et de rassurer au lieu d’exciter, qui, sans déguiser les troubles de l’Europe, met tous ses soins à ne rien grossir, à ménager les puissances dont il se défie le plus. Il y a un an, il en convient, c’est du côté des Vosges qu’il craignait la guerre à tout instant. Aujourd’hui, il est plus tranquille sur notre compte, provisoirement bien entendu. La France, avec son nouveau président, avec ses nouveaux ministres, lui semble assez pacifique, ou, si l’on veut, moins « explosive. » Il a bien encore, il est vrai, des boutades peu dignes de son génie, et, par une de ces ironies brutales qui lui sont familières, il lui arrive de dire que la « haine » est le sentiment caractéristique de la France ; il prétend que, si on faisait la guerre par haine, la France serait en guerre avec tout le monde, avec l’Angleterre comme avec l’Italie. Plaisante manière de juger une nation dont le génie est fait de sympathie ! Mais à part ces boutades, bonnes pour émoustiller les cœurs teutons, M. de Bismarck se plaît à ne voir que des symptômes assez favorables en France à l’heure qu’il est. Pour cette année, ce n’est plus du côté des Vosges, c’est du côté de la Vistule que sont venues les craintes ; c’est la Russie qui a paru menaçante avec ses démonstrations militaires. Le chancelier ne le cache pas ; mais, même sur ce point, il est singulièrement mesuré, et il est certain que son langage atténue la portée de la publication un peu extraordinaire du traité de 1879, qui, un instant, a pu ressembler à une menace ou à un premier avertissement. M. de Bismarck ne s’occupe pas de ce qu’on dit dans les journaux, des polémiques de la presse, qui ne sont que de « l’encre d’imprimerie ; » il ne croit qu’à la parole du tsar, à ses déclarations pacifiques, à ses bonnes intentions. Il ne croit pas du tout que la Russie veuille « tomber sur ses voisins de l’ouest ; » il explique même les derniers armemens parle désir tout naturel que pourrait avoir le tsar d’appuyer son action diplomatique sur des forces suffisantes au cas où s’ouvrirait quelque crise nouvelle, soit en Orient, soit en Occident. Il ne voit là aucun danger imminent.

À ne considérer que le langage de l’oracle de Berlin, tout serait donc rassurant et pacifique au moins pour l’instant : malheureusement tout ce que M. de Bismarck peut dire dans un discours pour tranquilliser.