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le confessaient eux-mêmes, dans l’article de l’Invalide russe, en réponse aux inquiétudes de Vienne : — La mobilisation de la Russie serait incomparablement plus lente que celle de ses voisins. Et comment en serait-il autrement ? Avec des distances infiniment plus grandes, elle a beaucoup moins de chemins de fer, et ses chemins de fer sont moins bien orientés, moins bien outillés, moins bien desservis. La plupart n’ont qu’une seule voie; presque aucun ne possède de quai d’embarquement pour les troupes. Que de désavantages dans ce seul fait matériel ! et comme on comprend que, pour les compenser, le gouvernement impérial ait cru nécessaire de prendre sur ses frontières quelques précautions !

C’est surtout pour ses alliés que cette infériorité de la Russie risquerait d’avoir des conséquences désastreuses. La vaste Russie peut, sans se troubler, recevoir l’ennemi chez elle; elle sait qu’il lui est difficile d’en sortir ; mais que ferait, pendant ce temps, un allié d’Occident? La plus vulgaire prudence lui conseillerait de n’entrer en ligne qu’après les Russes, lorsque les troupes du tsar auraient effectué leur mobilisation ; mais les ennemis de la Russie laisseraient-ils ses alliés libres de choisir leur moment?

Cela suffirait pour que, dans une alliance franco-russe, les périls ne fussent pas également partagés entre les deux puissances. Dans une pareille partie, ce serait assurément la France qui mettrait le plus au jeu. La Russie pourrait prendre son temps. Quand l’ennemi franchirait ses frontières, il aurait peine à entamer ses chairs vives. Le colosse a le cuir épais, ou mieux, il a, pour se couvrir, une large ceinture de provinces à demi étrangères, polonaises, lithuaniennes, lettones, où les blessures de la guerre lui seraient peu sensibles. En France, au contraire, l’ennemi peut, à la première bataille, être en pleine Champagne, à la seconde, sous les forts de Paris. L’inégalité est manifeste et rehaussée encore par le succès différent de toute invasion dans les deux pays.

Jusqu’à présent, l’envahisseur a toujours échoué en Russie et presque toujours triomphé en France. Il semble que, pour se défaire de ses ennemis, l’empire du Nord n’ait qu’à les attirer dans ses profondeurs ; ils s’y engloutissent. Je ne sais s’il en serait aujourd’hui d’une armée allemande comme de Charles XII et de Napoléon. Peut-être les chemins de fer ont-ils enlevé à la Russie de l’invulnérabilité que lui assuraient les distances. Avec un chemin de fer, Napoléon se fût peut-être maintenu à Moscou. La Russie n’en garde pas moins quelque chose d’insaisissable. Elle est en quelque sorte inorganique; elle n’a point de cœur ni de cerveau où lui porter un coup mortel. Pas de ville, pas de capitale où l’ennemi soit sûr de conquérir la paix, et l’on ne peut faire campagne à perpétuité