Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/928

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parmi lesquels se recrutent les sicaires du nihilisme. Entre la Russie autocratique et la France républicaine, il y a, au milieu de tant de contrastes, cette ressemblance que, dans tout calcul politique, il est un facteur qu’on ne saurait oublier : l’imprévu.

Mais laissons cette sinistre perspective. Ce n’est pas, nous voulons le croire, à l’heure où sur toutes les frontières européennes résonne sourdement le pas de troupes en marche, qu’un bras russe se lèverait sur le tsar russe. Avec son gouvernement omnipotent et ramassé dans une seule main, la Russie a d’autres faiblesses, financières, administratives, militaires même.

Est-il nécessaire d’insister sur ses finances? Les ressorts en sont tendus à l’excès. L’empereur Alexandre III, dans le louable dessein de soulager les classes populaires, a supprimé la capitation et réduit les impôts directs. Pour cela, il a fallu remanier tout le système d’impôts. Le budget s’en est ressenti. Celui de 1887 prévoyait un déficit de près de 40 millions de roubles ; celui de 1888 n’a pu être mis en équilibre sur le papier qu’au moyen de problématiques économies sur l’armée. N’oublions pas que la Russie est au régime du papier-monnaie, et que le rouble de 4 francs est aujourd’hui à 2 fr. 15. Le lendemain d’une déclaration de guerre, il ne vaudrait pas 1 fr. 50, et l’empire a au dehors une dette considérable payable en or. Le rouble à près de 2 francs, c’est là un conseiller qui invite à la paix. Il est vrai que, de nos jours, l’argent n’est plus forcément le nerf de la guerre. On peut se battre avec du papier; mais au risque de faire banqueroute. La Russie qui, depuis plusieurs générations, a mis son honneur à satisfaire ses créanciers, perdrait en six mois le fruit d’efforts séculaires. Son budget, construit avec des assignats, ressemble à un palais de glace construit avec des blocs de la Neva : il fondrait au premier dégel.

Que dire de son administration ? Chacun en connaît le vice invétéré, la corruption. C’est proprement le mal russe. Il y a une quinzaine d’années, le directeur d’une revue française disait à un de ses collaborateurs qui partait pour Moscou : « Allez voir si la Russie n’est pas une planche pourrie. » Hélas ! le directeur du Vestnik Evropy ou de la Rousskaïa Mysl pourrait aujourd’hui faire à ses rédacteurs en voyage même recommandation pour la France. En Russie comme en France, la pourriture n’est heureusement qu’à l’écorce, le cœur du bois est sain. Mais l’administration impériale, le tchinovnisme, sont toujours rongés par cette gangrène. Il semble que le mal soit incurable. Tous les services publics en sont atteints et affaiblis, à commencer par les finances, à finir par l’armée.

« Ce n’est pas la France qui nous a battus en Crimée, disait un officier russe, c’est notre administration. » Le mot a été répété sous