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dans une autre direction. Que Berlin renonce une bonne fois à se mettre en travers des destinées de la Russie, et nombre de patriotes moscovites auront peu de scrupules à s’entendre avec le Prussien.

La route de Constantinople passe par Vienne et la route de Vienne passe par Berlin. C’est là, pour beaucoup de Russes, un axiome de géographie politique. Pour eux, le compétiteur de l’aigle tsarienne, héritée des Paléologues de Byzance, ce n’est pas l’aigle gothique des Hohenzollern, c’est la vieille aigle bicéphale des Hapsbourg, dont une tête regarde l’Orient. Le rival du grand empire slave, c’est cet empire à demi slave, qui, de l’Adriatique aux Carpathes et de la Moldau à la Narenta, enserre tant de tribus slavonnes. Et, de fait, si la chimère du panslavisme prend jamais corps, ce ne peut être que sur les ruines de l’Autriche-Hongrie. Pour permettre aux ruisseaux slaves de se jeter dans la mer russe, il faut renverser ce barrage qui en détourne le cours. L’empire des Hapsbourg reste-t-il un état dualiste germano-magyar, c’est l’oppresseur historique des frères slaves que Moscou doit délivrer. Tente-t-il de se transformer en fédération donnant à chaque individualité nationale une égale liberté, c’est un concurrent qui menace d’usurper, vis-à-vis des Slaves de l’ouest et du sud, la mission dévolue de droit, divin à la sainte Russie.

Laissons les vastes rêves du panslavisme. Il est à Moscou des patriotes qui se contenteraient, au moins provisoirement, du panrussisme ; et ce dernier ne peut encore triompher que par une amputation de l’Autriche. On ne laisse pas oublier, dans les gymnases russes, que la Galicie, la Galicie orientale surtout, l’ancienne principauté de Galitch, la Russie rouge des Rurikovitch, n’est qu’une province échappée au sceptre du tsar de toutes les Russies. Les Ruthènes de l’Autriche ne sont que des Petits-Russiens qui doivent rentrer au giron de la pairie commune, et la frontière russe devra être portée aux Carpathes, si même elle ne déborde sur les comitats ruthènes de la Hongrie, sur ce que les ethnographes du Nord appellent « la Russie montagneuse. »

Il n’est pas d’un Russe, le mot : « Si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Aux yeux de la plupart, la monarchie des Hapsbourg n’est qu’une création artificielle, une marqueterie de peuples destinée tôt ou tard à se désagréger. Pour la détruire, plus d’un Russe ne répugnerait pas à s’entendre avec le nouvel empire de l’Ouest, car, avant d’en venir aux mains, les deux rivaux, qui convoitent l’hégémonie de l’Europe, peuvent encore s’agrandir simultanément aux dépens d’autrui. Un historien français a dit qu’un jour les puissances copartageantes de la Pologne pourraient bien trouver