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contact, ils ne peuvent se heurter. Cet aphorisme, en train de devenir banal, ne manque pas de vérité. Mais les intérêts territoriaux ne sont pas tout dans la politique. Les états modernes ont des intérêts ou des ambitions si complexes qu’il est souvent malaisé de les délimiter, et, en dehors même des intérêts, ils ont parfois des traditions dont ils ne sont pas libres de faire fi.

Si la France et la Russie ont l’avantage de ne se toucher nulle part, il est une région où leurs sphères d’influence confinent l’une à l’autre. Cette région, c’est l’Orient. La France y a longtemps tenu le premier rang; grâce à ses écoles et à sa langue, elle ne l’a pas encore entièrement perdu. Quand la Russie et la France ont été en guerre, c’est le Levant qui leur a mis les armes à la main. L’une et l’autre, il est vrai, s’étonnent aujourd’hui de s’être rencontrées sur les champs de Crimée. Elles sont d’accord pour regretter la sanglante méprise de Sébastopol. C’est une faute qu’aucune des deux n’irait recommencer. Il serait cependant erroné de n’y voir qu’un accident ou une fantaisie napoléonienne, sans antécédent historique.

La Russie et la France ont eu beau montrer plus d’une fois à l’Orient, en Grèce, en Syrie, au Monténégro, qu’elles savaient s’entendre, il n’en subsiste pas moins, entre les deux pays, une sorte de rivalité historique, tour à tour avouée et latente, que le silence ne saurait supprimer.

Toutes deux ont joué, dans cet Orient, un rôle inégalement profitable, mais presque également considérable. Sur cette vieille terre où tant de nations se réveillent au toucher de l’Occident, toutes deux ont leur clientèle séculaire, et ni l’une ni l’autre n’y saurait renoncer sans se diminuer. Moscou, la troisième Rome, a, depuis la chute de Byzance, la clientèle orthodoxe qu’elle dispute à l’hellénisme renaissant et aux instincts d’indépendance du Bulgare. La France, héritière de la première Rome, a le patronage des catholiques, legs lointain des croisades, qu’aucun de ses gouvernemens n’a répudié, et auquel s’est ajouté, pour la France moderne, une autre clientèle, celle des Orientaux de toute race et de toute religion, jaloux de s’initier à la civilisation libérale de l’Occident.

Les deux puissances s’attribuent, il est vrai, une mission bien différente. L’une, satisfaite de répandre ses idées et sa langue, mettant son orgueil à être l’éducatrice des nouveau-venus à la culture européenne, ne convoite qu’une influence morale. L’autre, apercevant dans les mirages de l’Orient la coupole de Sainte-Sophie, écoute au loin le murmure des flots du Bosphore; agitée de vastes et vagues ambitions, suivant sa fortune sans bien savoir jusqu’où sa fortune la portera, elle paraît aspirer à la domination politique. Une des choses qui tiennent le plus au cœur des Russes, c’est cette