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de fort différent. Elles étaient aux deux pôles opposés de l’Europe moderne. Elles personnifiaient aux yeux des peuples des principes contraires. Il est des amitiés difficiles à concilier avec certains rôles, et toutes deux étaient entichées de leur personnage. Pour la France issue de 1789, la Russie était l’incarnation du despotisme; pour la Russie autocratique, la France demeurait le missionnaire de la révolution. Cela est tellement vrai que, si les deux pays ont jamais été près de conclure une alliance, c’est lorsqu’il y avait le moins de contraste entre leurs gouvernemens, c’est sous le premier ou le second empire, c’est à la veille du coup d’état de Charles X.

Entre la France et la Russie, il y a eu au XIXe siècle, comme au XVIIIe, un autre obstacle, une barrière vivante, la Pologne. Pour aller à la Russie, il fallait que la France passât par-dessus le corps de la Pologne. Le pouvait-elle? Ses préférences polonaises étaient-elles pur sentimentalisme, comme Paris et Pétersbourg affectent parfois de le croire? Non, assurément. Avant les partages, elles tenaient à la tradition et à l’esprit de la politique française; depuis les partages, elles tenaient à l’âme même de la France, ou mieux des deux Frances si bizarrement emboîtées l’une dans l’autre, la fille aînée de l’église et la mère de la révolution. Pour ne pas entendre le cri de douleur de la Pologne, il eût fallu une autre France que celle du milieu du siècle. En cherchant à retarder la chute de la république lithuano-polonaise, l’ancienne monarchie était fidèle à la politique de ses grands hommes, à la politique d’équilibre. Le dépècement de la Pologne renversait, au détriment de la France, ce qu’on appelait la balance de l’Europe. Ses trois rivales continentales s’agrandissaient simultanément, sans lui rien donner en compensation, si bien qu’on pourrait dire que de la suppression de l’état polonais date la décadence de la puissance française. Aussi la France en a-t-elle longtemps rêvé le relèvement. Lorsqu’elle commença à en douter, ses principes politiques lui défendaient d’en désespérer et, à cette époque, elle était esclave de ses principes. L’es prit de la révolution avait, après 1815 et 1830, pris une forme nouvelle; il poussait les Français, en Pologne comme en Italie, à opposer à la sainte alliance les nationalités opprimées, et au droit des rois le droit des peuples. Pour que la France pût passer par-dessus le cadavre de la Pologne, il fallait qu’elle lui parût bien morte, ou que, mutilée-elle-même, la France se sentît à son tour menacée dans son existence nationale.

« En prenant l’Alsace-Lorraine, Bismarck travaille pour nous, disait un diplomate russe; Strasbourg et Metz à l’Allemagne, c’est, pour la prochaine guerre, la France à notre dévotion. » Ce Russe n’avait pas tort, à son point de vue de Russe. Permettre à l’Allemand