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demi-douzaine de gelinotes ; mais que, si l’on s’avisait de lui faire la galanterie de quatorze moules de bois, il le prendrait pour une absurdité contraire aux bienséances, et il le trouverait mauvais… J’espère que vous voudrez bien payer cette bagatelle à Charlot, parce que, comme je me ferai certainement payer de lui, il aurait aussi infailliblement son recours contre vous, ce qui ferait une affaire du genre de celles qu’un homme tel que vous ne veut point avoir. »

Mais Voltaire n’est pas pris sans vert. Feignant d’être fort occupé d’une affaire de sa justice de Tourney relative à certaine aventure du curé de Moëns, qui pourra se dérouler devant le parlement de Dijon, il répond au président : « Il ne s’agit plus ici, monsieur, de Charles Baudy et de quatre moules de bois ; il est question de la vengeance du sang répandu, de la ruine d’un homme que vous protégez, du crime d’un curé qui est le fléau de la province, et du sacrilège joint à l’assassinat… » — Le président répond tout droit, sans être dupe de cette diversion ; il parle raison sur l’affaire du curé, donne en passant les meilleurs conseils à Voltaire sur son intervention, mais il ne perd pas de vue l’affaire des voies de bois : « Je ne vous parle plus de Charles Baudy, dit-il en terminant sa lettre, ni des quatre moules de bois (lisez quatorze ; c’est un chiffre que vous avez omis, nous appelons cela un lapsus linguæ)… Si je vous en ai parlé, peut-être au long, ce n’a été que comme ami et voisin, en qualité d’homme qui vous aime et qui vous honore, n’ayant pu s’empêcher de vous représenter combien cette contestation allait devenir publiquement indécente, soit que vous refusassiez à un paysan le paiement de la marchandise que vous avez prise près de lui, soit que vous prétendissiez faire payer à un de vos voisins une commission que vous lui aviez donnée. Je ne pense pas qu’on ait jamais ouï dire qu’on ait fait à personne un présent de quatorze moules de bois, si ce n’est à un couvent de capucins ! »

Comparer la maison de Voltaire à un couvent de capucins, et dans le temps même où il s’échauffait si fort contre ce curé de Moëns à propos duquel il écrivait à d’Alembert : « Je m’occupe à faire aller un prêtre aux galères, » il y avait de quoi le faire damner, et à lui donner toute sa colère et toute sa rage[1]. — Il entra en effet dans un de ses accès effroyables et céda aux plus déplorables inspirations, il écrivit à tous ses amis de Bourgogne, au premier président de la Marche, au procureur-général de Quintin, au conseiller Lebeau, au président de la cour des comptes de Ruffey, leur demandant justice, les voulant pour arbitres et dénaturant à plaisir les faits en même temps qu’il couvrait De Brosses auprès d’eux

  1. Sainte-Beuve.