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de ma petite sauvage, qui ne savait que devenir. Comme elle était fort en beauté, j’en étais moins en peine. Sa naïveté et sa jeunesse lui ont fait trouver grâce devant toute l’assemblée, et il n’y a eu qu’une voix pour faire son éloge. Tu imagines bien quel plaisir ce devait être pour la bonne mère. J’en étais aussi toute rajeunie, et jamais le monde ne m’avait paru si charmant. Adieu, mon ami, je te conte tout cela sans scrupule, parce que tu aimes la mère et les enfans et que tu seras un jour leur père[1]. »

Delphine est de toutes les fêtes de la cour. Elle accompagne sa mère à Rambouillet, où le comte d’Artois les a invitées à chasser le sanglier. L’année s’écoule ainsi, la belle saison se passe à Anisy, chez le bon évêque de Laon. L’heure du mariage est proche. Généralement dans la haute société, la jeune fille épousait, presque au sortir du couvent, un mari accepté et agréé par la famille. Le mariage était avant tout un arrangement que décidaient les convenances de rang et de fortune. Sur le caractère et le mode des unions à la fin du XVIIIe siècle, on n’a qu’à relire dans les Mémoires de Mme d’Épinay le récit du mariage de Mme d’Houdetot. Celui de Delphine fut plus long à conclure. Les négociations, commencées en janvier 1786, n’aboutirent qu’en juillet 1787. Le comte de Sabran avait laissé à ses enfans plus d’honneur que de fortune, mais celle-ci devait être augmentée par la succession de son frère l’évêque de Laon. La comtesse de son côté, n’avait pas plus d’argent qu’il n’en fallait. Elle l’avouait en racontant à Boufflers la fantaisie qu’elle eut d’acheter le Moulin-Joli, après l’avoir visité en compagnie de M. de Nivernois. Ce qui la tentait d’acquérir la maisonnette habitée pendant quarante ans par le graveur Watelet et par Marguerite Le Comte, c’est qu’elle voyait dans la constance de leur affection une analogie. Philémon et Baucis, du vivant de Mme de Pompadour et de Mme du Barry ! Cela avait fait époque. Pour contempler le phénomène, le beau monde avait couru en foule au Moulin-Joli. « Mme Lecomte, qui y a passé des jours heureux, le croit sans prix et veut me faire payer tous ses plaisirs. » Heureusement que la somme était trop élevée. Mme de Sabran avait offert 80,000 livres, qui ne furent pas acceptées. « Mes enfans font le contrepoids à toutes mes fantaisies[2]. »

Le projet de mariage de Delphine se poursuivait. La famille dans laquelle elle allait entrer était une des plus considérables du pays messin. Amand-Louis-Philippe-François de Custine était fils d’Adélaïde-Céleste-Louise Gagnat de Longwy et d’Adam-Philippe, comte de Custine, maréchal de camp des armées du roi, gouverneur de Toulon

  1. Lettre du 5 juin 1786.
  2. Lettre du 4 juillet 1786.