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C’est un tout autre homme, celui qui, partant pour le Sénégal, écrit à la comtesse de Sabran : « Ma gloire, si j’en acquiers jamais, sera ma dot et ta parure… Si j’étais joli, si j’étais jeune, si j’étais riche, si je pouvais t’offrir tout ce qui rend les femmes heureuses à leurs yeux et à ceux des autres, il y a longtemps que nous porterions le même nom et que nous partagerions le même sort. Mais il n’y a qu’un peu d’honneur et de considération qui puisse faire oublier mon âge et ma pauvreté, et m’embellir aux yeux de tout ce qui nous verra, comme ta tendresse t’embellit âmes yeux. »

Il tint parole. Dans les trois années qu’il passa en Afrique de 1785 à 1788, séjour interrompu par un court voyage en France, Boufflers fît preuve des qualités les plus sérieuses et signala son gouvernement par des actes qui lui font honneur.

Avant son départ, un mariage secret l’avait-il uni à Mme de Sabran ? Le mariage célébré en 1797 à Breslau, pendant l’émigration, ne fut-il qu’une consécration publique de leur union ? On peut le supposer. Mais quelque intéressant que soit le journal de Boufflers au point de vue de sa transformation morale, il n’a ni la saveur, ni l’originalité, ni la délicatesse de sentimens que révèlent les lettres de son amie.

Les soucis de la famille tiennent chez elle la plus grande place. Sa vie est bien réglée. Quand elle ne passe pas l’été à Anisy, à la campagne de son oncle, Mgr de Sabran, évêque de Laon et premier aumônier de Marie-Antoinette, elle va aux eaux de Plombières ou de Spa. Mais partout ses enfans l’accompagnent. Les élever et aimer le chevalier voilà ses constantes préoccupations. Elzéar est le plus jeune et paraît être le préféré ; c’est aussi que sa santé plus débile et même ses infirmités exigeaient plus de sollicitude. Nul souci pendant son enfance ne fut épargné à la mère, pas même le mauvais choix d’un précepteur que la police dut mettre à la Bastille. Elle voulait, ne pouvant faire entrer ce fils chéri dans la carrière des armes, lui donner des goûts élevés, l’amour des lettres, la passion du théâtre. Elle y réussit à moitié, puisque Elzéar avait déjà, à quinze ans, composé sa tragédie Annibal[1].

Sa sœur Delphine promettait d’être l’une des femmes les plus séduisantes et les plus jolies de son temps. À côté d’Elzéar, un sage, elle semblait un petit lutin. Comment étaient-ils élevés ?

« 21 juillet 1778[2]. — Je m’occupe beaucoup à présent de leur instruction, et tous les jours il y a chez moi une manière d’académie

  1. A Bélœuil, chez le prince Charles de Ligne, en 1784, on avait joué le Mariage de Figaro. Hélène de Ligne jouait Suzanne ; Mme de Sabran, la comtesse ; Elzéar, Chérubin, et Boufflers, Figaro.
  2. Correspondance de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers, publiée par MM. E. de Magnieu et Henri Prat.