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bonté, d’après le prince de Ligne, avait quelquefois manqué d’esprit. Il venait d’obtenir un régiment, mais une espièglerie le lui avait fait perdre presque aussitôt. Envoyé en ambassade pour féliciter la princesse Christine de la maison de Lorraine sur sa nomination à l’abbaye de Remiremont, il s’était vengé de l’accueil hautain qu’elle lui avait fait essuyer par une chanson qui déplut à la Princesse boursouflée. Cette boutade ayant été imprimée, les plaintes du comte de Lusace, frère de l’abbesse, amenèrent la complète disgrâce du trop spirituel chevalier.

C’est vers ce temps-là (1777) que se noua fortement sa liaison avec la comtesse de Sabran. Il avait trente-neuf ans, elle en avait vingt-sept, lorsqu’ils se rencontrèrent. L’esprit les rapprocha, et, vingt-cinq ans plus tard, la comtesse de Sabran, devenue marquise de Boufflers, écrivait ce quatrain :


 « De plaire un jour, sans aimer j’eus l’envie ;
Je ne cherchais qu’un simple amusement.
L’amusement devint un sentiment ;
Le sentiment, le bonheur de ma vie. »


La Correspondance commence le 25 avril 1778. Mme de Sabran débute par le récit de la visite qu’elle a faite au confessionnal pendant la semaine sainte : « j’en suis encore toute lasse et toute honteuse. Je n’aime pas du tout cette cérémonie-là. On nous la dit très salutaire, et je m’y soumets en femme de bien. »

Nous ne parlerions pas de ces lettres où la sensibilité est de plus en plus prête à s’attendrir, où le langage d’une affection vraie est un si complet contraste avec la frivolité mondaine, où Mme de Sabran tutoie bientôt le chevalier, où elle le nomme d’abord « mon frère, » puis « mon enfant, » et enfin « mon mari, » si nous n’y trouvions pas écrite, presque jour par jour, l’histoire même de l’enfance et de l’éducation de Delphine. C’est surtout depuis la résolution prise par Boufflers de se rendre au Sénégal pour acquérir le grade d’officier-général, afin d’être plus digne d’épouser Mme de Sabran, que l’émotion va grandissant, tandis que la simplicité reste la même. Le chevalier est tout transformé : ce n’est plus l’abbé libertin et sceptique, ce n’est plus l’auteur des Lettres de Suisse, celui qui, arrivant à Ferney, écrivait à sa mère : « Me voici chez le roi de Garbe, car jusqu’à présent j’ai voyagé comme la fiancée. Ce n’est qu’en le voyant que je me suis reproché le temps que j’ai passé sans le voir. Il m’a reçu comme votre fils, et il m’a fait une partie des amitiés qu’il voudrait vous faire… Adieu, madame, je vous aime comme il faut vous aimer quand on est votre fils et même quand on ne l’est pas. »