Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les goûts, les modes et les manies du jour, c’est-à-dire, eu bon français, dans la mesure où il est le plus éphémère et le plus contestable. Quel si grand avantage M. Coppée, qui est académicien, voit-il dans cette confusion du visage et du masque, du talent et de son contraire? à qui profitera cette indifférence critique? et pour quelques piqûres d’amour-propre, veut-il qu’on renonce à des « réserves » qui ne sont après tout, elles aussi, qu’un « hommage, » plus sincère souvent, et plus utile surtout, aux intérêts des lettres et de l’art qu’une admiration banale, égale pour tous, et au fond également dédaigneuse pour tous.

Car c’est là ce qui importe. Si la critique n’était que « l’histoire naturelle des esprits, » il faudrait encore qu’elle fît ses réserves, et même en présence d’un Hugo. L’histoire naturelle ne fait-elle pas les siennes quand elle constate que, dans une même espèce, il y a des individus moins bien adaptés que leurs congénères aux conditions de leur existence commune? que, parmi les espèces il y en a d’inférieures et de supérieures? et que, dans ces dernières mêmes, il y en a de moins bien douées pour le combat de la vie? Mais de plus, et puisque dans l’histoire de la littérature et de l’art un grand poète fait toujours école, il importe, en tout temps, avec ses qualités, de connaître aussi ses défauts. Oui, je le sais; « à la critique stérile des défauts » ce siècle a substitué « la critique féconde des beautés. » Mais ce qui est certain, c’est qu’il est plus facile de se préserver des défauts d’Hugo que d’imiter ses beautés. Ce qui est encore plus certain, c’est que la prétention d’imiter les beautés des maîtres n’en a jamais produit que des caricatures. Hugo aura été, parmi les grands poètes, l’un des maîtres les plus dangereux qu’il y ait eus. Unique dans notre langue, et extraordinaire, violent et exagéré, il aura troublé pour des siècles la limpidité de l’esprit français. Pour ces raisons et quelques autres, il n’appartient pas à la famille des génies bienfaisans. Et cela ne l’empêche pas d’être un grand poète, un très grand poète, l’un de nos plus grands poètes, mais cela l’empêche d’être « le plus grand » et « le plus grand de tous les siècles ; » — et cela vaut bien la peine d’être dit.


F. BRUNETIERE.