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ensuite la place au vrai propriétaire. Mais le prince se regardait lui-même comme le vrai propriétaire, il avait ses titres dans sa poche, et il n’était pas d’humeur à travailler pour les autres.

On se regardait de travers. Un rameau d’olivier à la main, le ministre de l’intérieur prêchait la paix ; s’adressant tour à tour à chaque partie, il se portait fort pour l’autre, se rendait caution de son innocence, répondait de ses bonnes intentions. Il disait au président : « La majorité a ses préjugés, ses faiblesses, ses mauvais jours, ses aigreurs ; dans le fond, elle est bonne personne ; gardez-vous de rompre avec elle, vous feriez la joie des montagnards, vos communs ennemis. » Il disait à la majorité : « Craignez d’engager la guerre avec le pays en livrant bataille au président, l’avenir est à lui, vos soldats vous abandonneraient. Vous avez tort de soupçonner Louis-Napoléon ; il n’a pas la mine aussi sournoise que vous le pensez, ses goûts sont simples, modestes, il se contentera des droits que vous voudrez bien lui reconnaître. J’atteste le ciel qu’il ne songe pas à e faire empereur. » Il n’est pas de métier plus ingrat que de chercher à rétablir la paix dans un ménage désuni : le réconciliateur se met tout le monde à dos. On s’était épousé non par inclination, mais par calcul, et on entendait ne s’être marié que pour un temps ; de part et d’autre, on s’était ménagé des cas de nullité, et à chaque instant des querelles éclataient : on parlait de séparation, de divorce. L’honnête et pacifique entremetteur perdait ses peines. La femme était acariâtre, ombrageuse, défiante, pleine d’arrière-pensées ; le mari souriait mystérieusement, en tortillant son épaisse moustache ; il avait son idée, et il la préférait à sa femme.

Léon Faucher connaissait mal l’homme mystérieux et compliqué Dont il fut deux fois le ministre. Il ne le croyait pas de la race des grands ambitieux ; il le jugeait incapable de méditer un coup d’état, plus incapable encore de l’exécuter avec succès. Ce mélange de sentimens élevés et d’une ambition sans scrupules, cette sensibilité délicate, ce don de séduction mis au service des projets sombres, cette étrange combinaison des pratiques napoléoniennes avec des habitudes de conspirateur qui avait appris la vie dans les sociétés secrètes, un art de parvenir où l’imagination tenait une grande place, la science des procèdes par lesquels on frappe et on émeut les foules, les utopies mariées aux calculs, une âme à la fois généreuse et trouble, la fixité dans les idées confuses, le fatalisme d’un joueur qui se flattait de posséder dans son nom un irrésistible fétiche, — Léon Faucher n’avait pas su deviner ce sphinx.

Il reprochait au président de commettre des fautes, de faire de la politique de fantaisie ; il s’en prenait « à l’entourage, à ces conseillers faméliques, mal famés et mal intentionnés, qui le poussaient aux