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salue comme une vieille connaissance, ou lui dit : Oui, c’est bien toi ! Les jeunesses trop dures laissent toujours des traces, on en porte à jamais la marque ; la blessure se ferme, la cicatrice reste. Après s’être battu contre la vie, Léon Faucher se battit contre les hommes ; il avait été sévère pour lui-même, il le fut pour les autres. S’il avait rencontré plus tôt le bonheur, son éloquence s’en serait ressentie ; elle aurait peut-être acquis cette heureuse facilité, cette aisance, ce moelleux, ce liant qui lui manqua toujours.

Lorsque éclata la révolution de 1830, il se vouait, encore à l’enseignement, et il employait ses jours et ses nuits à l’étude. « Dieu ! si j’étais riche ! s’écriait-il. Je voudrais six mois de l’année me faire ermite, dans un petit manoir où je lirais et écrirais à mon aise. Je m’entourerais de tous les monumens historiques du passé, et, là, je vivrais avec les morts. » Excellent humaniste, il préparait une traduction d’Aristote en douze volumes, et, pour se récréer, il traduisait Télémaque en grec. La révolution l’arracha à ce qu’il appelait « le grabat de la philosophie. » La fièvre de la politique lui brûlait le sang ; adieu Télémaque et Aristote ! Il rompit avec les morts, ne voulut plus avoir affaire qu’aux vivans. Il fit ses débuts dans le journalisme, où il traversa bien des épreuves ; il eut plus d’un cheval tué sous lui. Pendant qu’il rédigeait le Courrier français, il commençait à écrire ici même des articles fort remarqués, il en publiait d’autres dans la Revue de Paris et dans un recueil anglais. En 1844 paraissaient ses Etudes sur l’Angleterre, qui firent sensation. Mais sa renommée de publiciste, d’économiste, ne pouvait suffire longtemps à son ambition dévorante. Il rêvait de prendre part aux événemens, d’entrer à la chambre ; les orages des assemblées l’attiraient. La fortune, qui ne le gâta jamais, lui fit acheter sa victoire par trois échecs successifs. Enfin les Rémois mieux informés rendirent justice à son mérite comme à son caractère, et, en 1845, il était député.

Il jugea toujours avec une extrême rigueur la monarchie de Juillet. Il parlait avec mépris de ce corps électoral où le paysan qui payait 200 francs d’impôt et l’épicier patenté régnaient souverainement. Il goûtait peu le gouvernement personnel de Louis-Philippe, qu’il définissait le prince le plus entêté de sa propre capacité et le moins constitutionnel qui lût au monde. Il ajoutait qu’on gouverne mal un pays dont on a été absent un quart de siècle. Il avait écrit dès 1835 ; « Notre soleil n’éclaire pas mieux a deux cents pas qu’à deux cents lieues. C’est un astre ires bourgeois, qui tourne pour lui seul et s’use en tournant. » La politique de la paix à tout prix révoltait son patriotisme et sa fierté. Il disait : « Nous pataugeons ; ce n’est pas seulement une halte dans la boue, c’est une halte dans le vide. Nous sommes des ombres et nous vivons comme des ombres. »