Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/662

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

habitans de ces manoirs. Les vastes salles à lambris de chêne, à stalles de granit, étaient froides comme des églises de campagne. C’est en vain que l’on jetait des troncs d’arbres tout entiers dans les cheminées monumentales, sous lesquelles on pouvait se tenir debout : la chaleur du brasier ne rayonnait pas au-delà de quelques mètres, et la température des appartemens ne dépassait pas sensiblement celle du dehors. L’habitation de ces demeures féodales n’était pas l’idéal de la salubrité, mais elles n’avaient pas l’inconvénient d’affaiblir et d’énerver l’organisme comme les hôtels élégans que les familles riches habitent aujourd’hui. L’air qu’on y respirait était vivifiant et tonique. La vie des femmes s’y écoulait tranquille, monotone, mais active ; les soins du ménage, la multiplicité des détails qu’elles surveillaient elles-mêmes dans ces grands manoirs, leur imposaient une somme de mouvement qui fatiguerait les grandes dames d’aujourd’hui. Et puis elles suivaient parfois leurs maris dans leurs chasses et dans leurs chevauchées. Entre temps, elles filaient ou faisaient de la tapisserie. Leur vie intellectuelle était bornée ; les petits incidens de la vie de château en faisaient à peu près tous les frais. De loin en loin, quelque marchand ambulant arrivait avec sa balle et étalait ses richesses sur le plancher. On admirait alors les étoffes du Levant, les bijoux apportés d’Italie, les miroirs de Venise ; on faisait sa provision de menus objets, et puis on apprenait les nouvelles, car ces voyageurs en avaient long à raconter. C’étaient là les bonnes journées ; le marchand était déjà bien loin qu’on en parlait encore. Une existence pareille semblerait à bon droit intolérable aux femmes d’aujourd’hui ; mais les châtelaines n’en soupçonnaient pas d’autre et vivaient heureuses dans cette morne tranquillité. Elles s’y maintenaient dans un équilibre favorable à la santé, et donnaient le jour à des enfans vigoureux comme elles.

La civilisation a changé tout cela. On peut dire qu’il y a plus de confortable dans la maison d’un bon ouvrier d’aujourd’hui que dans la demeure d’un grand seigneur du XVIIe siècle. L’hygiène en a fait son profit, et l’assainissement des habitations est un des plus grands bienfaits qu’elle ait apportés aux populations contemporaines ; mais toute médaille a son revers. Nos maisons sont devenues si commodes, si agréables à habiter, que les femmes s’y confinent et ont quelque peine à en sortir. Et puis, elles s’y sont créé un milieu détestable pour l’hygiène. Les architectes ont multiplié les grandes ouvertures pour permettre à l’air et à la lumière d’entrer à flots dans leurs appartemens ; mais elles ont grand soin de les tenir fermées. Des stores, des rideaux épais, empêchent le jour d’y pénétrer. Toutes les pièces sont couvertes de tapis, ainsi que les escaliers