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ses ouvrages, que par bonheur nous possédons encore, vont nous donner le moyen de savoir exactement comment il y passait sa vie.

Quand on songe qu’il s’y était enfermé pour se préparer au baptême, on est d’abord tenté de croire qu’il y a uniquement vécu dans la solitude et la pénitence, et l’on imagine un de ces couvens rigoureux où le temps s’écoule entre les abstinences, les larmes et la prière. Il n’en est rien. Nous connaissons fort mal la maison de Vérécundus, mais elle ne nous fait pas l’effet d’un couvent. Tout ce qu’on nous en dit, c’est qu’elle était voisine de Milan et située vers le sommet des montagnes. Il est donc vraisemblable qu’elle s’élevait sur les premiers contreforts des Alpes, en face des belles plaines et des lacs enchantés de la Lombardie. Saint Augustin ne paraît pas avoir été touché du pays charmant qu’il avait sous les yeux, et nulle part il n’a pris la peine de le décrire. Mais on sait qu’en général les chrétiens se méfiaient de la nature, la grande inspiratrice du paganisme, et qu’ils avaient autre chose à faire que d’en contempler les beautés. Je me figure qu’absorbés par la recherche de la perfection morale, quand ils se trouvaient en présence d’un beau paysage dont la vue pouvait les distraire de leurs méditations, ils se disaient, comme Marc-Aurèle : « Regarde en toi-même. » Il ne faudrait donc pas conclure du silence de saint Augustin que la villa où Vérécundus allait se reposer des fatigues de l’enseignement eût rien de triste et d’austère.

D’ailleurs saint Augustin n’y était pas arrivé seul ; il y avait mené avec lui une assez nombreuse compagnie : sa famille d’abord, c’est-à-dire sa mère, son fils, un de ses frères, ses cousins, puis quelques jeunes gens, ses élèves chéris, dont il n’avait pas voulu se séparer en quittant le monde, deux surtout qui étaient devenus ses amis les plus chers, après avoir été ses meilleurs disciples, Alypius, qui le suivait depuis Thagaste, et Licentius, le fils de son ancien protecteur, Romanianus. Tout ce monde était jeune, bruyant, agité. On vivait en commun, sous la direction d’Augustin ; Monique était naturellement chargée du ménage, mais on verra qu’elle ne s’y tenait pas confinée, et qu’elle était admise aussi dans les entretiens les plus savans. Augustin, quoiqu’il eût rompu avec le monde, ne laissait pas d’avoir quelques affaires sérieuses à traiter. Il semble que Vérécundus, en abandonnant sa maison à son ami, l’avait chargé d’y tenir tout à fait sa place. Le domaine devait être assez important : Augustin s’en occupait comme s’il en eût été vraiment le maître ; il surveillait les ouvriers, il tenait les comptes, et ces travaux de propriétaire et de bon agriculteur lui prenaient une partie de son temps ; le reste était donné à l’étude[1]. Mais voici qui est

  1. Quelques heures pourtant étaient occupées à écrire des lettres, et c’est alors qu’a commencé cette admirable correspondance de saint Augustin, que nous avons conservée, et qui jette tant de lumière sur l’état des esprits à ce moment.