Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ainsi aux premiers jours du monde. On s’aime encore ainsi, paraît-il, sous un ciel indulgent, là-bas, où, d’après Loti, les jeunes officiers de marine folâtrent dans les ruisseaux avec de petites négresses ! Hélas! Lalla-Roukh n’est qu’un rêve, mais quel rêve délicieux!

Depuis Félicien David, les musiciens ont compté avec l’Orient. Aujourd’hui, qu’ils fassent des oratorios ou des opéras, ils prennent souci du décor et de la couleur locale. Ils s’inquiètent de l’exactitude, au moins de la vraisemblance de la nature. Sous ce rapport, la dernière œuvre de Meyerbeer, l’Africaine, témoigne d’une préoccupation nouvelle chez le grand musicien. Jusque-là, peu de paysages : dans Robert le Diable, un rayon de soleil, voilà tout, perce les nuages au troisième acte, à l’entrée d’Alice, et ce rayon, George Sand a bien su l’apercevoir (Lettre d’un voyageur). Dans les Huguenots, une riante perspective de Touraine, le Cher à Chenonceaux (prélude du second acte). Dans le Prophète, rien. Dans l’Africaine, au contraire, tout un acte de paysage, presque deux : les deux derniers. Afrique, Asie, peu importe le nom de cette terre indéterminée, où religion, nature, tout est étrange et grandiose. Quel coup de soleil que l’entrée de Vasco! Certes, le navigateur portugais n’est pas le plus intéressant des héros meyerbeeriens ; mais il a son heure, et la voici. Après les danses sacrées, après le serment du peuple entre les mains de Selika, l’on attendait l’apparition de l’étranger; sous le ciel bleu, dans la lumière, on attendait ce cri de surprise et d’éblouissement, cette extase d’abord, et puis ce transport de joie à l’idée de la découverte et de la conquête. Le jeune homme s’avance, grisé de parfums et de soleil, presque chancelant. Autour de lui, l’atmosphère brûle et tremble. Le chant s’épanouit d’abord à l’orchestre, et des lèvres de Vasco tombent des paroles entrecoupées : Pays merveilleux!.. Jardins fortunés... Salut!.. Il aborde avec respect, presque avec pudeur, cette nature vierge. Quel amour encore timide, quelle adoration craintive dans la phrase : O Paradis sorti de l’onde! Quelle tendresse et quelle pureté ! Vraiment l’amour de la nature est ici l’égal des humaines amours. La terre, belle et chaste comme une fiancée, s’offre au héros dans toute la grâce, dans toute la force de sa jeunesse inviolée, et le cri de Vasco : Tu m’appartiens! consacre et consomme ce magnifique hyménée. Tout ici est subordonné à la nature. Sur la prière aux dieux, sur la belle phrase des épousailles, court le souffle voluptueux de la Vénus noire. À ces mots : O ma Selika, les harpes font pleuvoir leurs notes comme des fleurs.

Les amours de Selika finissent plus mal que celles de Lalla-Roukh. Il faut toujours du drame à Meyerbeer, et ce drame de l’Africaine les puissances mêmes de la nature vont le dénouer. C’est presque un personnage, l’arbre gigantesque, auquel la pauvre sauvagesse