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l’éloignement est rendu par le crescendo et le decrescendo inévitable; mais, au point de vue symphonique, au point de vue des harmonies et de l’instrumentation, cette longue, trop longue marche, paraît pauvre à côté du prélude de l’Arlésienne par exemple, la marche des Rois. Ici pourtant le thème reste aussi toujours le même ; mais il est varié, agrémenté par une imagination musicale autrement riche et ingénieuse.

Ce qui demeure admirable dans le Désert, c’est d’abord le début : cette éternelle pédale d’ut, ces rares appels de cors et cette clameur, ou plutôt ce soupir infini : Allah! Allah! Toute l’étendue de l’horizon, toute la fatigue du chemin est dans cette plainte. Et sans qu’on sache comment, à l’idée de l’immensité de la nature s’ajoute celle de l’unité divine, l’idée du monothéisme musulman. La nature au désert est si vaste et partout si semblable à elle-même, qu’on ne peut la peupler, comme la nature grecque, par exemple, de divinités innombrables, mais seulement la remplir du Dieu unique, qui seul est Dieu.

D’autres pages encore sont belles : l’appel du muezzin, étrange mélopée qu’il faut chanter aussi d’une voix étrange ; la rêverie du soir, avec ses quatre ou cinq couplets qui reviennent traîner lentement sur une quinte caractéristique, dont on a abusé depuis. Mais la perle de la partition, celle dont l’Orient est le plus pur, c’est l’hymne à la Nuit, un des chefs-d’œuvre de Félicien David et du genre qu’il représente. Errez la nuit dans la solitude des sables, dans la solitude immobile et silencieuse, et cette cantilène vous montera aux lèvres. Cette musique, diraient les philosophes, est adéquate au pays qui l’a inspirée. Comme l’obscure clarté tombe mollement du haut des premières notes de ténor : O nuit ! Comme elle s’étale en nappes unies ! Comme la monotonie de l’accompagnement correspond à la monotonie du désert, à ce caractère essentiel des pays d’Orient! On dirait aussi qu’il y a dans les nuits de là-bas plus de recueillement et de solennité que dans les nôtres. Ces nuits qui descendent sur des terres illustres semblent sentir un vague regret, de tant de ruines endormies, une vague fierté de tant de miracles accomplis dans leurs ombres.

Félicien David a été le musicien exceptionnel d’une nature exceptionnelle aussi. Avant lui, de plus grands maîtres avaient chanté la nature banale, la nature de tout le monde. Lui s’est réservé une petite place, un coin de soleil dans la nature connue et aimée seulement de quelques-uns, de quelques voyageurs privilégiés. Les paysages d’Orient ne sont pas les plus difficiles à peindre; le talent y suffit, et parfois le procédé. On s’en tire à meilleur compte avec les pyramides d’Egypte qu’avec un buisson sous un ciel d’orage ou quelques