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du cœur humain, données qui suffisent au génie. C’est assez pour Raphaël d’une femme qui tient un petit enfant; c’est assez pour Weber des amours d’un chasseur. Quels types le maître a faits de ces paysans ! Comme il a été jusqu’au fond de leurs âmes, et en même temps de nos âmes à tous, car, à ces profondeurs-là, toutes les âmes sont pareilles, et le Freischütz, ce chef-d’œuvre allemand, est aussi un chef-d’œuvre humain.

Berlioz avait raison de dire qu’il faudrait écrire un volume pour étudier isolément chacune des faces de l’opéra. Il avait raison de dire encore que, depuis le début de l’ouverture jusqu’au dernier accord du chœur final, il est impossible de citer une mesure dont la suppression ou le changement paraisse désirable. Où trouver une ouverture qui résume ainsi un drame entier ? Paysage, personnages, tout est annoncé par ce merveilleux prologue. Il dit la solitude des bois, d’abord muette, puis traversée par des frissons d’inquiétude et d’épouvante. Après la plainte mystérieuse des choses, il dit les passions humaines. Voici le chant de Max, qu’une clarinette éperdue lance dans la nuit ; l’appel d’Agathe, d’abord timide, puis de plus en plus assuré, mais brisé soudain par des grondemens sinistres; enfin, après la lutte et la violence, voici l’allégresse et le triomphe du chant d’amour.

Le premier chœur n’est qu’un cri de victoire, mais quel cri! On ne fêterait pas un héros avec plus d’enthousiasme que ce tireur de village, avec une joie plus libre et plus noble à la fois. Weber élève son sujet et ses personnages, mais sans les dénaturer jamais. Ses paysans demeurent paysans, et gardent une certaine rudesse. Les couplets de Kilian jaillissent avec la spontanéité et le naturel qui caractérisent le génie de Weber : d’un seul jet, sans bavure ni soudure. Tantôt les compagnons de Max rient (et avec quels éclats!) de sa mésaventure ; tantôt ils le plaignent et l’encouragent. Un admirable dialogue s’engage entre la voix désespérée du jeune homme et les voix compatissantes du chœur. Mais la pitié ne dure guère, et tout le monde se remet en chasse. On ne retrouve qu’au premier acte de Guillaume, dans l’ensemble : Près des torrens qui grondent, cette verve agreste et montagnarde, cette ivresse de la vie au grand air.

Telle est la puissance expressive de la musique du Freischütz qu’elle résiste aux variantes des traductions. Les mots peuvent changer de signification, les notes n’en changent pas. Le grand air de Max, au premier acte, se passerait de paroles; il s’en passe même en certains endroits. Après le court récitatif qui le précède, avant la ritournelle, quelques notes de clarinette suffisent à donner une sensation d’éclaircie et d’allégement. Un peu plus loin,