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enchantées pour connaître cette paix et cette béatitude. Il n’est point ici-bas de contrée où l’atmosphère soit aussi pure que sous les bosquets d’Armide, où les ruisseaux coulent aussi doucement, où l’écho redise aussi claire la chanson des Naïades. Sur le Freischütz passent pour la première fois les souffles et les senteurs de la vraie nature: plus de bocages, des forêts; plus de ruisseaux, des torrens; au lieu de jardins, la Gorge aux loups; après l’extase de Renaud, un héros, un paladin, l’épouvante de Max, un chasseur, un paysan.

Ce réalisme du Freischütz lui donne un aspect familier et comme habituel. Il semble que nous y trouvions tout de suite quelque chose de déjà vu, des impressions déjà ressenties, des parfums déjà respirés. L’Allemagne surtout se reconnut jadis dans le chef-d’œuvre qui la révélait à elle-même. Peut-être ne se savait-elle point aussi belle, peut-être ne l’est-elle pas en réalité. L’Allemagne du Freischütz est mieux que l’Allemagne véritable : une Allemagne idéale, telle que nous la rêvions avant de la connaître hélas ! douce contrée de légendes, de croyances naïves et de craintives superstitions ; patrie d’un romantisme moins artificiel que le nôtre, issu plus naturellement du génie national, et qui tient par des attaches autrement profondes au cœur même du pays. Le Freischütz, c’est la terre et la race allemandes, avec leurs qualités et sans leurs défauts : avec la force sans la brutalité, la grâce sans le sentimentalisme. C’est la saine poésie de la nature, un peu assombrie seulement par la poésie surnaturelle, et cela encore est très allemand. Les peuples du Midi croient beaucoup moins que ceux du Nord aux esprits et aux démons. Ils n’ont pas de brouillards où cacher des fantômes; ils voient trop clair, même la nuit. L’Allemagne, au contraire, a toujours peuplé ses bois, ses grottes, ses fleuves, d’êtres mystérieux. Depuis la Flûte enchantée jusqu’aux opéras de Wagner, en passant par le Freischütz, par Hans Heiling de Marschner, par Robert le Diable, on suivrait à travers la musique d’outre-Rhin la préoccupation et l’amour du fantastique.

Le livret du Freischütz a été trop critiqué. Weber l’aimait beaucoup. En 1817, il écrivait de Dresde à sa fiancée : « Ce soir, au théâtre, j’ai parlé à Frédéric Kind. Je l’avais si bien ensorcelé hier soir, que dès aujourd’hui il a commencé un opéra pour moi. Le sujet est excellent, intéressant et terrible. C’est le Freischütz. Je ne sais si tu connais cette vieille légende populaire[1]. » Elle est bien naïve, la vieille légende, mais faite, dans sa naïveté, des sentimens les plus simples et les plus touchans, élémens immuables

  1. Carl Maria von Weber, von Auguste Reissmann. Berlin, 1886.