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Après l’ivresse de la course et de la danse, après les emportemens au dehors, voici le repos et l’intimité de l’hiver; après le grand air, le coin du feu. L’introduction instrumentale de cette quatrième partie n’est pas plus descriptive que les autres; mais la cavatine de Jeanne est belle et vaguement triste. Les paysannes commencent à filer, et sur leur refrain monotone, sur le ronflement des rouets passe une ombre de mélancolie. La musique est ici plus qu’imitative : elle décrit, avec les choses, les âmes ; non-seulement les bruits matériels, mais le sentiment d’une veillée d’hiver. Que de fileuses, depuis celles de Haydn, ont chanté leur chanson! Que de plaintes a bercées le rouet, harmonieux compagnon du travail et de la peine féminine! La vieille Marguerite de Boïeldieu, la Gretchen de Schubert, celle de Gounod, la Senta de Wagner, quelle touchante galerie de portraits on ferait avec ces pâles ouvrières !


II.

« La musique, a dit un esthéticien éminent[1], demande, par l’organe du génie, qu’il lui soit permis de placer l’âme humaine au sein de la nature, quelquefois même de la mettre aux prises avec les élémens. » Cette phrase pourrait servir d’épigraphe à la Symphonie pastorale de Beethoven. L’âme au sein de la nature, voilà bien le programme et la formule du chef-d’œuvre. Beethoven a com- pris qu’en art l’homme doit toujours garder la première place, et que pour un paysagiste, peintre ou musicien, le vrai sujet n’est pas l’univers, mais l’impression de l’univers sur l’esprit humain. Aussi Beethoven avait-il écrit ces mots sur la première page de la Symphonie pastorale : s’attacher plus à l’expression du sentiment qu’à la peinture musicale. Par là Beethoven était le premier des grands musiciens modernes. Son interprétation de la nature prévenait l’interprétation qui allait prévaloir : vue très subjective des choses, subordination, pour parler en philosophe, du non-moi au moi. Nous disons subordination et non sacrifice, car Beethoven a mêlé dans son œuvre les deux aspects : il a écouté au dehors et au dedans de lui-même ; il a fait la part de l’homme et celle du monde. Il faut se défier en général de la musique à programme et des symphonies à commentaires. Les sous ne peuvent exprimer avec précision des faits ou des idées abstraites, et, la plupart du temps, ce sont les titres descriptifs qui donnent à notre imagination une direction que nous attribuons à la musique elle-même. Ainsi, des

  1. M. Ch. Lévêque, la Science du beau.