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Mais moi, comme je l’ai dit, j’ai connu une foule de religions, de pratiques et de cérémonies secrètes, et cela par amour de la vérité, par piété envers les dieux, «Partout où allait le philosophe, il emportait au milieu de ses livres et de ses notes quelque amulette, et les jours de fête, il lui offrait de l’encens, du vin pur, parfois des victimes.

Toutes les œuvres d’Apulée trahissent sa dévotion exaltée. De là sa colère et ses mordantes satires contre les charlatans qui exploitaient et déshonoraient les religions. Avec une verve intarissable, il poursuit de ses sarcasmes les prêtres de la déesse syrienne, qui couraient les marchés des grandes villes et les campagnes en jouant des cymbales, des castagnettes, du triangle, et associaient les images saintes à leur métier de mendians. Ils vont par les bourgs, travestis, vêtus de robes jaunes, barbouillés de lie, les yeux peints, la tête coiffée de petites mitres, poussant devant eux l’âne qui porte la déesse. Ils retroussent leurs manches jusqu’à l’épaule, jonglent avec des couteaux et des haches, bondissent comme des fous au son de la flûte ; ils hurlent, renversent la tête, tournent le cou, secouent en rond leurs cheveux flottans ; ils se mordent les chairs et de leurs couteaux à deux tranchans se percent le bras. Puis, quand le sang ruisselle, ils recueillent dans les plis de leurs robes les pièces de monnaie qu’on leur jette à l’envi. Ils acceptent tout de la foule : les injures, le vin, le lait, le fromage. Enfin ils s’enferment dans une grange ou dans un bouge, et gaspillent le fruit de leur quête en horribles orgies. Leur cynisme révolte jusqu’à leur âne ; l’honnête animal veut prévenir les dupes du faubourg ; mais il ne peut que braire un O formidable, dont l’écho se prolonge au bruit des coups de bâton. Tout l’épisode est des plus amusans et la satire des plus sanglantes. Mais on se tromperait fort, si l’on croyait y reconnaître la moquerie d’un sceptique ou d’un bel esprit. On y sent le mépris du dévot pour la confrérie voisine, de l’initié pour les cérémonies populaires. C’est ainsi que dans les Grenouilles d’Aristophane, après les scènes burlesques de la descente aux enfers, retentit tout à coup le chant grave et recueilli des élus. Dans le roman des Métamorphoses, on saisit d’ailleurs sur le vif la pensée d’Apulée. L’épisode de la déesse syrienne et toute la partie satirique sont imités, souvent traduits d’un original grec qu’on lit dans le recueil de Lucien. Toutes les pages, où le fond comme la forme appartient en propre à l’auteur africain, sont empreintes d’une dévotion profonde, poussée souvent jusqu’au mysticisme le plus exalté. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’un léger badinage, un sourire moqueur peuvent cacher des convictions et des passions ardentes.