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de l’initié pour le profane. Il écrase ses adversaires du poids de son érudition. Il déclare bien haut qu’il connaît tous les rites, et laisse voir clairement qu’il ne tiendrait qu’à lui de tenter la fortune des enchantemens. Il va jusqu’à réclamer fièrement pour les médecins le droit d’employer la magie dans le traitement des malades : « On sait, dit-il, que j’aime l’art de la médecine et que j’y ai quelque habileté. Eh bien ! qui vous a dit que je ne cherche pas des remèdes dans les poissons? La nature prévoyante a répandu et prodigué les remèdes dans toutes les autres substances : pourquoi n’en aurait-elle pas mis dans les poissons? La connaissance et la recherche des médicamens relèvent autant du magicien que du médecin, ou même, après tout, du philosophe; car il est guidé par l’amour, non du gain, mais de l’humanité. Dans les temps antiques, les médecins savaient que même les enchantemens guérissaient les blessures. Nous en avons pour garant le témoin par excellence en matière d’antiquités, je veux dire Homère : d’une blessure d’Ulysse le sang cesse de couler par la vertu d’un charme. Du moment qu’on se propose le bien de l’humanité, on ne saurait être coupable. » On croirait entendre un de nos jeunes médecins réclamer le droit de guérir les malades à l’aide de l’hypnotisme et de la suggestion.

Mais, évidemment, dans l’esprit d’Apulée, comme chez presque tous les anciens, rien ne marquait nettement la limite entre la science et le surnaturel. Seul peut-être dans l’antiquité, Aristote fait exception ; il a su proclamer et mettre en pratique le principe fondamental qui a permis aux modernes d’étendre dans toutes les directions le domaine de l’homme : est acquis à la science tout ce qui est rigoureusement démontré et par suite peut être vérifié ou contrôlé dans des circonstances données, le vrai savant ne devant rien nier ni rien accepter sans enquête. Ce principe, qui nous paraît si simple aujourd’hui, a été presque universellement méconnu dans l’antiquité. Voilà pourquoi l’on y constate de prodigieuses contradictions chez les plus grands hommes ; ils ont entrevu la plupart des vérités scientifiques, mais ils n’ont pu les conquérir définitivement, les contrôler par l’expérimentation, les séparer des vaines hypothèses. Pour la même raison, leur esprit, si ingénieux et si fertile, était sans défense contre toutes les séductions du surnaturel. La magie a envahi toutes les religions, même toutes les sciences de l’antiquité. De tout temps, la croyance aux sortilèges, à l’action mystérieuse des paroles et des philtres, a hanté l’imagination populaire. Mais les esprits cultivés de la Grèce avaient conservé longtemps une sorte de religion aristocratique, faite de piété sincère envers un dieu tout-puissant, de moralité, de rêveries poétiques, de raison et de philosophie. Sous l’empire romain, l’invasion