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suffire. Son âme ne réclamait pas des théories, mais des croyances ; il lui fallait une religion. Ne se sentant pas la force d’aller jusqu’à celle de sa mère, et ne pouvant pas n’en avoir aucune, il s’arrêta à mi-chemin dans l’hérésie, et devint manichéen. On ne sait trop ce qui l’attira de ce côté. La façon dont les manichéens expliquent l’origine du mal, en supposant que ce monde est l’œuvre de deux principes, un bon et un mauvais, lui parut plus tard ridicule, et il ne nous semble pas qu’elle ait jamais pu séduire un si bon esprit ; mais il trouvait chez eux cet avantage qu’ils ne prétendaient pas imposer leurs doctrines. La rigueur du dogme catholique épouvantait ce raisonneur ; il voulait avoir le droit de se faire ses opinions et de ne se rendre qu’à l’évidence. Du reste, il nous dit qu’il ne fut jamais un manichéen très résolu. Il resta sur les limites de la secte, refusant de s’engager trop avant et toujours prêt à reprendre sa liberté.

Quant à sa vie privée, il est probable qu’elle n’a pas beaucoup changea cette époque, et qu’après la lecture de l’Hortensius comme avant, elle lut toujours fort dissipée. Nous voyons pourtant qu’il cesse alors de passer d’un amour à l’autre, et qu’il choisit une maîtresse à laquelle il se fait un devoir de rester fidèle. C’est ce que le bon Tillemont appelle « se régler dans son dérèglement. » Voici comment il parle lui-même de cette liaison : « En ce temps-là, j’avais une femme qui ne m’était pas unie par le mariage, et que m’avaient fait rencontrer mes amours vagabonds et coupables. Pourtant je ne connaissais qu’elle et je lui y gardais ma foi. Mais je ne laissais pas de mesurer par mon exemple toute la distance qu’il y a entre la sagesse d’une légitime union, dont le but avoué est de propager la famille, et ces liaisons voluptueuses où l’enfant naît contre le vœu de ses parens, quoique aussitôt après sa naissance il nous soit impossible de ne pas l’aimer. » Cette femme, qui lui inspira un attachement sérieux, devait appartenir à ce monde léger des affranchies, que leur condition semblait condamner à ces unions irrégulières. Après avoir été sa compagne fidèle pendant plus de dix ans, à un moment où il songeait à se marier, elle le quitta, sans doute pour ne pas le gêner dans ses nouveaux desseins. Mais ce qui prouve qu’elle n’avait pas seulement partagé son lit et qu’il l’avait initiée aussi aux luttes de sa pensée et de son âme, c’est qu’en le quittant elle se tourna vers Dieu, et fit vœu d’achever ses jours dans la continence et dans la retraite. Il en avait un fils, Adeodatus, « le fils de son péché, » comme il l’appelle, qu’il aimait tendrement, et dont il ne voulut jamais se séparer.

La vie recommença donc pour lui comme auparavant. Mais en reprenant avec la même ardeur ses études de rhétorique et de philosophie, il sentait bien qu’il ne possédait pas le repos définitif, que