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Cela fait, les traits principaux de la France moderne sont tracés : une créature d’un type neuf et singulier se dessine, surgit, s’achève, et sa structure détermine sa destinée. C’est un corps social organisé par un despote et pour un despote, approprié au service d’un seul homme, excellent pour agir sous l’impulsion d’une volonté unique et d’une intelligence supérieure, admirable tant que cette intelligence reste lucide et que cette volonté reste saine, adapté à la vie militaire et non à la vie civile, partant mal équilibré, gêné dans son développement, exposé à des crises périodiques, condamné à la débilité précoce, mais viable pour un long temps, et, pour le présent, robuste, seul capable de porter le poids du nouveau règne et de fournir, quinze ans de suite, le travail accablant, l’obéissance conquérante, l’effort surhumain, meurtrier, insensé, que son maître exige de lui.


IV.

Considérons de plus près la pensée du maître et la façon dont il se figure la société qui se reforme en ce moment sous sa main. Tous les grands traits du plan sont d’avance arrêtés dans son esprit : c’est qu’ils y sont gravés d’avance par son éducation et par son instinct. En vertu de cet instinct qui est despotique, en vertu de cette éducation qui est classique et latine, il conçoit l’association humaine, non pas à la façon moderne, germanique et chrétienne, comme un concert d’initiatives émanées d’en bas, mais à la façon antique, païenne et romaine, comme une hiérarchie d’autorités imposées d’en haut. Dans ses institutions civiles, il met son esprit, l’esprit militaire ; en conséquence, il bâtit une grande caserne, où il loge, pour commencer, trente millions d’hommes, femmes et enfans, plus tard quarante-deux millions, de Hambourg à Rome.

C’est un bel édifice, bien entendu et d’un style nouveau ; si on le compare aux autres sociétés de l’Europe environnante, et notamment à la France telle qu’elle était avant 1789, le contraste est frappant. — Partout ailleurs ou auparavant, l’édifice social est un composé de plusieurs bâtisses distinctes, provinces, cités, seigneuries, églises, universités et corporations. Chacune d’elles a commencé par être un corps de logis plus ou moins isolé, où, dans une enceinte close, vivait un peuple à part. Peu à peu, les clôtures se sont lézardées; on les a crevées, ou elles sont tombées d’elles-mêmes; de l’une à l’autre, il s’est fait des passages, puis des rattachemens; à la fin, toutes ces bâtisses éparses se sont reliées entre elles et soudées comme annexes au massif central. Mais elles n’y tiennent que par